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actuel peut, encore plus pour un peuple que pour un individu, se trouver en contradiction avec l’intérêt futur, surtout avec le devoir éternel. La vraie volonté nationale n’est pas seulement celle du plus grand nombre d’individus dans le moment qui passe ; elle est composée, — pour imiter le mot célèbre d’Auguste Comte, — d’encore plus d’hommes à naître que d’hommes déjà nés. Aussi le devoir essentiel de la démocratie est-il de réserver partout l’avenir, de ne jamais le laisser à la disposition, non pas seulement d’un homme ou d’une dynastie, mais encore d’une caste ou d’une majorité. En un mot, le vrai gouvernement démocratique est celui qui, au lieu d’adopter le point de vue exclusif de l’individualisme, se propose d’assurer tout à la fois : 1° la liberté et l’égalité des droits individuels ; 2° la solidarité organique et volontaire des individus dans l’ensemble.

En méconnaissant dans la pratique les principes que nous venons de mettre en lumière, la démocratie individualiste tombe dans un amas de contradictions et d’antinomies.

La première, c’est celle qui éclate entre le droit de se gouverner et celui de gouverner autrui. Mon droit politique de me gouverner, à vrai dire, se trouve être indivisiblement le droit de vous gouverner : comment donc le confondre, comme on le fait aujourd’hui, avec des droits purement civils et tout individuels ? Si j’use personnellement de mon droit civil « d’aller et devenir » pour me rendre de Marseille à Paris, je ne vous empêche pas, vous, d’aller de Paris à Marseille ; l’exercice de ma liberté civile ne vous enlève rien de la vôtre. Mais, quand j’envoie à la Chambre un député qui appliquera à vos dépens des mesures contre lesquelles vous avez toujours protesté, cette façon de me gouverner implique une façon de vous gouverner qui vous est pénible et qui peut être injuste. Le droit civil est une liberté pour soi et sur soi ; le droit politique est un pouvoir sur autrui et sur le tout en même temps que sur soi-même ; le droit civil est d’essence individualiste, le droit politique est social par essence et relatif à tout l’ensemble de l’organisme contractuel. C’est ce qu’ont oublié les théoriciens de la démocratie, et encore plus les praticiens.

La seconde antinomie, inséparable de la première, est celle du droit et de la capacité. Pour l’exercice des droits civils, le législateur a bien été obligé de reconnaître qu’une certaine capacité est nécessaire ; et pourtant, comme ce sont surtout des