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de l’inégalité même, puisqu’il traite également ce qui est inégal. De son côté, le collectivisme égalitaire voudrait payer les mêmes salaires au travailleur et au paresseux, à l’homme intelligent et à l’inintelligent, à l’ignorant et au savant, au citoyen dévoué ou à l’égoïste ; et il appelle cela égalité ! C’est l’inégalité même, puisque celui qui a fourni quatre fois plus d’effort ne recevra rien de plus que les autres : l’homme actif et capable sera donc moins bien traité que le paresseux ou l’incapable.

Si l’égalitarisme brut est contre Injustice, il est aussi contre la nature, car il méconnaît le mode naturel du progrès. Dans les organismes, comment ont lieu les perfectionnemens ? Par sélection. Or, la sélection suppose précisément une rupture d’égalité, une supériorité quelconque de force, soit physique, soit intellectuelle, soit morale. Si, à l’encontre de cette loi, l’individualisme égalitaire et le socialisme égalitaire s’accordent pour niveler tout, ils suppriment par cela même la possibilité de sélection et de progrès. En vertu d’une telle méthode, les vieux anthropoïdes auraient dû empêcher l’homme de faire souche à part, de s’élever peu à peu au-dessus de ses cousins les gorilles et orangs-outangs. C’est en cela qu’eût consisté leur égalitarisme. Si, dans l’avenir, une fausse démocratie arrivait à réaliser sur terre le nivellement artificiel des individus, elle ferait rétrograder l’humanité vers ses origines. La sélection des pires se substituant à la sélection des meilleurs, on verrait l’homme civilisé, après avoir redescendu tous les degrés de l’échelle, retomber dans les bras de son frère l’homme des bois et lui dire : — Enfin nous sommes égaux ! Faisons-nous maintenant les égaux de nos inférieurs, jusqu’à ce que nous soyons abîmés dans le néant, seul domaine où règne l’absolue égalité. Exister, c’est déjà être l’inégal de zéro.

Le faux égalitarisme veut que nous soyons le plus possible semblables aux autres ; mais la similitude n’est qu’une relation extérieure, qui ne détermine pas ce que nous devons être en nous-mêmes et par nous-mêmes. Avant de ressembler à autrui, il faut être soi. L’égalité vraie est précisément l’égal pouvoir pour chacun de n’être pas semblable aux autres sous tous les rapports ; c’est le droit égal aux inégalités de toutes sortes, en tant que compatible avec le même droit chez autrui. La vraie justice est donc la proportionnalité, qui enveloppe sans doute une égalité fondamentale de droits, mais qui implique aussi des rapports variables et des qualités inégales.