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nemis, il ne coûta pas trop cher. Quelques années après que Soliman Aga, l’ambassadeur du Grand-Seigneur, l’eut mis à la mode (1669), des Levantins ambulans le vendaient dans les rues de Paris pour 0 fr. 35 centimes la tasse. Procope et les autres « cafés » popularisèrent la boisson parmi la bourgeoisie et, dans les dernières années de l’ancien régime, au coin des rues, à la lueur d’une pâle lanterne, des femmes portant sur leur dos des fontaines de fer-blanc en servaient dans des pots de terre pour 0 fr. 20 centimes. Le sucre n’y dominait pas et le café, à 6 fr. 50 le kilo, — prix moyen d’alors, — devait être faible, mais le peuple trouvait ce café au lait excellent.

C’était à cette époque le déjeuner de beaucoup d’ouvriers en chambre, à Paris du moins ; car malgré l’entrée en franchise du café colonial, la France de 1750 ne consommait que 1 275 000 kilos, tant Moka que Bourbon, au lieu qu’aujourd’hui elle en consomme cent fois plus : 120 millions de kilos, venus de tous les points de l’univers, sans parler des 20 millions de kilos de chicorée française qui s’y ajoutent. Encore les droits de douane augmentent-ils de 200 p. 100 le prix du café ordinaire ; sinon, il coûterait cinq fois moins cher qu’au xviiie siècle.

Après avoir comparé les alimens du passé et du présent, il faudrait voir nos pères faire leur cuisine, les suivre à table et les regarder manger ; c’est à quoi sera consacrée une prochaine étude. Dès à présent, nous constatons que si l’on pouvait rassembler en un tas unique les nourritures que le Français du xxe siècle ingurgite dans le cours d’une année par rapport à celles qu’il absorbait jadis, on serait stupéfait de l’énormité du bloc actuel et de la médiocrité du bloc ancien. On se demanderait comment la même créature a la capacité de consommer, suivant ses ressources, tant et si peu de chose.

Encore cela ne nous renseignerait- il que sur la quantité des alimens ; or on a vu qu’ils sont meilleurs, plus variés et moins chers. Le caractère de ce bienfait nouveau est de s’adresser à l’universalité des citoyens ; la masse même de ces denrées le prouve : elle est telle que, pour l’avaler, la collaboration de toutes les bouches est nécessaire.

Pour créer cette masse énorme il a fallu, depuis cent ans seulement, un prodigieux travail de pensée, une audace incroyable de spéculation, où les vainqueurs ont remporté quelques lots de gloire et d’argent, sans parler des milliers de tentatives obscures