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légumes, d’après les procédés enseignés par la science, — élimination d’air, action de la chaleur ou du froid, soustraction d’eau ou addition d’antiseptiques, — est une découverte moderne qui, sans influer beaucoup sur les prix, a fort modifié l’alimentation ; elle a permis aux classes moyennes de jouir partout et toute l’année de comestibles réservés jadis à certaines contrées et à de courtes périodes. Les humains des divers continens échangent ainsi des denrées qu’un jour suffit à décomposer ou à flétrir, et qui traversent les mers ou vieillissent sans dommage à l’abri du verre ou du fer-blanc.

Mais primeurs ou conserves, en prolongeant l’usage de légumes connus, ne constituent pas une innovation comparable à celle de l’introduction, sur nos tables, de légumes inconnus il y a deux ou trois cents ans : le haricot, que l’on appelait d’abord fève turque, l’asperge et le melon datent chez nous du xvie siècle ; le chou-fleur, l’aubergine, le salsifis, du xviie siècle ; la tomate et la betterave du xviiie. J’allais oublier les petits pois, Mme  de Maintenon, dans sa correspondance, transmet l’écho à la postérité : « Le chapitre des pois dure toujours ; l’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé et la joie d’en manger encore, sont les points que nos princes traitent depuis trois jours. Il y a des dames qui, après avoir soupé avec le Roi, et bien soupé, trouvent des pois chez elles pour en manger avant de se coucher, au risque d’une indigestion. C’est une mode, une fureur. »

La lettre est du 10 mai, date qui ne nous paraît plus extraordinaire pour cette primeur. Sans doute y en avait-il de plus précoces : « C’est une chose étonnante, dit un auteur de 1695, de voir des personnes assez voluptueuses pour acheter les pois verts 50 écus le litron, » — or, 50 écus correspondent à plus de 500 francs de notre monnaie, — luxe fort rare assurément, même chez les princes ; ce n’est pas pour les « herbes potagères » que l’on faisait des folies : dans la dépense des cuisines du duc de Savoie, en 1700, les légumes ne figurent que pour 10 fr. 50 par jour. Le goût s’en est répandu de notre temps, et les chemins de fer autant que les progrès horticoles ont contribué au bon marché, en permettant aux régions les plus propices de cultiver en vastes plaines les artichauts ou les oignons, les tomates ou les choux-fleurs qui ne poussaient naguère qu’en de petits carrés de jardins.