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Nos éleveurs modernes ont sélectionné des races dont la chair a cette faculté de prendre un développement rapide au détriment de la graisse, qui pénètre dans les tissus cellulaires et ne s’accumule plus, en aussi grande quantité dans les cavités abdominales ces animaux gagnent en poids alimentaire ce qu’ils perdent en suif. Les anciens ne cherchaient pas à restreindre le suif puisqu’il se vendait mieux que le reste. Mais comme leurs bestiaux décharnés conservaient la charpente osseuse, les muscles et les nerfs, il se trouvait, dans un kilo de viande, une proportion énorme de matières peu assimilables, nullement « profitantes, » comme disent les ménagères ; elles n’avaient pas le même goût que les nôtres et il en fallait un poids bien supérieur pour obtenir le même effet nutrilif.

Faute de prés, de foin, d’herbes et de racines fourragères, de riz et de céréales à bon marché, l’engraissement du bétail était une spéculation onéreuse ; il eût fallu le vendre trop cher, et il n’eût pas trouvé de débouchés. Tandis qu’aujourd’hui il y a profit pour le marchand à livrer au public des animaux gras, faciles à transporter à grande distance : il en vient à Paris de 73 départemens et d’une douzaine de pays étrangers. Si la viande semble avoir renchéri dans son ensemble plus que les autres alimens, cela tient surtout à la disparition des basses qualités et le résultat est qu’elle s’est transformée, c’est une nourriture toute différente.

Lorsqu’on peut comparer des qualités à peu près semblables, on s’aperçoit que les bons morceaux n’ont pas augmenté de prix depuis soixante ans ni même depuis trois siècles : en 1844, le filet de bœuf et le jambon fin coûtait à Paris le même prix que de nos jours. À la fin du xvie siècle, le jambon, qu’il fût de Bayonne, — « de Basque, » disait la reine de Navarre, — de Mayence, ou simplement de France, car les Français, dès cette époque, se flattaient d’« avoir surpris le secret des Allemands, » se vendait, en monnaie actuelle, 4 francs le kilo (1583), et, pendant les deux cents années suivantes, se maintint aux environs de ce prix qui est aujourd’hui celui des sortes les plus chères chez les spécialistes parisiens.

La charcuterie ordinaire commence à prendre chez nous la forme industrielle qu’elle a depuis longtemps en Amérique et cette fabrication en gros a pour conséquence une baisse sensible des prix de détail. La boucherie se modifie de son côté par le développement, dans les quartiers populaires, des maisons de