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dans les plus riches maisons. À ce poids, ce n’étaient donc que de larges soucoupes, et l’on n’y pouvait pas mettre grand’chose.

Si, comme le démontre une étude plus attentive de leur table, nos pères n’étaient pas les dévorans héroïques que l’on croit, si la consommation de chacun dans ces frairies anciennes, ne répondait pas du tout à la profusion des mets offerts, l’hospitalité culinaire atteignait un niveau inconnu de nos jours. Nos Crésus actuels ne se piquent plus d’entretenir un domestique innombrable, ni de nourrir quotidiennement une foule de convives, et leur dîner de famille ne diffère pas sensiblement de celui d’un bourgeois aisé.

« Manger sa fortune, » au sens propre du mot, n’est plus guère possible ; ce n’était pas une simple métaphore au temps où un certain rang comportait une maison ouverte. La table de Samuel Bernard lui coûtait, parait-il, pour le dîner seulement, 429 000 francs par an de notre monnaie[1]. Lorsque Gourville se chargea de mettre ordre aux affaires du grand Condé, il se trouva en présence de fournitures de vivres impayées qui montaient, en demande, à plus de 2 millions de francs. Elles dataient, il est vrai, du temps de la Fronde, où la suite du prince révolté constituait une petite armée, et les chiffres avaient dû être fortement majorés, puisqu’on « accommoda » le tout sans trop de peine pour 450 000 francs. Ce qui rendait la nourriture si onéreuse au châtelain du moyen âge aussi bien qu’au seigneur moderne, c’est le nombre des bouches perpétuellement à leur charge : chaque jour, chez tel personnage de distinction, sont dressées deux tables de 20 et 25 couverts, l’une tenue par le maître, l’autre présidée par son écuyer ou son secrétaire. Outre cet ordinaire, une cérémonie quelconque, un événement gai ou triste sert-il de prétexte à réunion, cette réunion comportera un festin obligatoire où s’assoiront des 200 et 300 personnes.

Vers la fin de l’ancien régime, la mode subsistait encore à Paris « d’avoir une table » à laquelle, une fois invité, vous l’étiez toujours. 18 à 20 000 hommes, dit Mercier, sans patrimoine, sans emploi, trouvaient ainsi le moyen de vivre en bonne compagnie. Les variations de prix des comestibles leur étaient parfaitement étrangères ; ils ne payaient que le porteur d’eau. Cet effectif de

  1. Les prix contenus dans cet article sont exclusivement formulés en francs de nos jours, d’après la valeur intrinsèque et la puissance d’achat relative des sommes de chaque époque.