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d’oignons, » héréditaires en titre d’office, comme ses jaugeurs de vin ou ses briseurs de sel.

Parfois les édits rendus pour prévenir une augmentation de prix étaient abrogés bien vite, parce qu’ils favorisaient la hausse ; ces fixations arbitraires étaient toujours fort difficiles à établir : à Strasbourg, jusqu’à la veille de la Révolution, on se disputa sur la taxe de la bière, les brasseurs et l’administration ne parvenant pas à se mettre d’accord sur le rendement en liquide d’un sac de malt. Hâtons-nous d’ajouter que nulle part et à aucune époque l’ingérence officielle ne parvint à régenter le prix des objets d’alimentation ; les seules taxes viables étant celles qui consacraient simplement les évaluations du libre négoce, auquel cas elles ne servaient à rien.

Les Français de jadis mangeaient beaucoup moins que ceux d’aujourd’hui, ai-je dit tout à l’heure ; pourtant, les menus copieux du temps passé semblent démontrer le contraire. Comment concilier le fait, paradoxal en apparence, d’une nation mal nourrie avec des repas plus abondans que les nôtres ? C’est que ce luxe de la table était le privilège d’une élite. Pour le grand nombre, ces régals étaient l’événement de quelques jours dans l’année, ou même dans la vie ; ils en soulignaient les dates mémorables. Précisément parce que la bonne chère était un apanage de richesse, auquel le commun peuple ne pouvait prétendre, rien n’était plus glorieux et plus caractéristique de fête, pour les bourgeois et les paysans, que de faire bombance, une fois au moins, comme des princes ; et, pour les princes, rien ne manifestait mieux leur puissance qu’une prodigalité quotidienne sur ce chapitre de la bouche, où s’attachait le respect de la foule et l’émulation de leurs pairs.

Il est clair que les convives du moyen âge bâfraient une « franche-lippée » avec d’autant plus d’entrain qu’elle était plus rare ; de même que les convives actuels font plus ou moins d’honneur à un repas plantureux, suivant qu’ils sont plus ou moins blasés sur cet article. Il est possible aussi que l’usage de la saignée chronique exerçât quelque peu naguère l’activité des fonctions digestives ; mais la remarque mélancolique de Berchoux :


Hélas ! nous n’avons plus l’estomac de nos pères,


n’est qu’une boutade de poète-gastronome. Les estomacs du passé n’étaient pas plus capables que les nôtres d’ingérer ces