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rigueurs de plus en plus sévères ; puis, reprochant aux libéraux la faiblesse de leur politique lorsqu’ils avaient été au pouvoir, il les a accusés d’avoir abouti par-là à l’attentat de la Calle Mayor, c’est-à-dire à la tentative d’assassinat qui a eu lieu contre le Roi et la Reine le jour même de leur mariage. M. Moret a bondi d’indignation. « Vous n’avez pas, a-t-il dit à M. de la Cierva, assez d’autorité pour me parler sur ce ton, » et, se tournant vers M. Maura, il lui a demandé si le moment n’était pas venu pour lui d’intervenir. M. Maura s’est tu. Peut-être a-t-il regretté les paroles de son collègue, mais il a cru que, s’il les répudiait, son ministère serait disloqué et sa force politique amoindrie. Il a préféré accepter, quelles qu’elles fussent, les conséquences de l’incident.

Nous en avons eu récemment en France un du même genre, et nous savons comment il s’est terminé. En Espagne, toutefois, les choses ne se passent pas comme chez nous, parce que les mœurs politiques y sont différentes. Notre opposition cherche à tout moment à renverser le gouvernement pour prendre sa place. En Espagne, au contraire, il y une sorte de collaboration, nous allions dire de camaraderie entre l’opposition et le gouvernement, qui se mettent d’accord pour alterner au pouvoir et y rester à tour de rôle un temps convenable : le gouvernement s’en va lorsqu’il a duré assez longtemps ou qu’il sent sa force politique épuisée. Ces mœurs peuvent nous paraître singulières, mais comment pourraient-elles être différentes dans un pays où un ministère, lorsqu’il arrive au pouvoir, dissout la Chambre et en fait élire une autre dans laquelle il distribue d’avance, et à coup sûr, les sièges entre l’opposition et lui et se compose une majorité qui ne l’abandonnera jamais ? Puisque ce n’est pas la Chambre qui les renverse, il faut bien que les ministères se démettent eux-mêmes, lorsqu’ils éprouvent une difficulté de gouverner, comme Fontenelle éprouvait, quand il mourut, une difficulté de vivre. Le Roi est le régulateur de ce jeu où les choses se passent à l’amiable. En attendant que le ministère démissionne, l’opposition le critique, mais il l’aide à vivre en votant avec lui les mesures et les crédits nécessaires au fonctionnement régulier de l’institution, et quand l’opposition refuse son concours, le gouvernement devenant impossible, le ministère se retire. C’est ce qui vient d’arriver. M. Moret, blessé au vif par les attaques de M. de la Cierva, a déclaré que l’opposition rompait avec le gouvernement et qu’elle cesserait désormais de prendre part aux travaux parlementaires. M. Maura a donné sa démission au Roi, qui l’a acceptée tout de suite : le lendemain, le ministère de M. Moret était formé.