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qui passe, et qui regarde le voile soulevé, comme par hasard ; l’inconnu qui risquera sa vie pour un billet, pour une fleur, pour un périlleux rendez-vous, car la femme veut être désirée, méritée, conquise…

Mme L… Pacha, qui a de l’esprit, devine ma pensée, et comme son orgueil lui défend tout regret apparent, elle déclare :

— Tant mieux que nous soyons délivrées du risque de l’amour. Il cause trop de désordres et de souffrances.

Oui… Les raisins sont verts, chère Mme L… Pacha !


Autre cloche, autre son. C’est une jeune fille qui se plaint, une jeune fille riche et jolie. Elle se plaint en très bon français, et maudit le tcharchaf qu’elle dispose sur sa robe printanière.

— Horrible costume ! Je le déteste !

Pourtant la jupe de soie noire bien ajustée, le capuchon court qui laisse deviner les bras et la ceinture, donnent à la brune Eminé une grâce provocante d’Espagnole.

Sa mère, belle personne de quarante ans, sereine et douce, surveille la toilette de la petite révoltée.

— Ta voilette est trop transparente ; tes cheveux sont trop bouffans. Cache mieux tes bras, et surtout ne quitte pas la voiture. Les marchands de légumes t’insulteraient.

— N’est-ce pas odieux ? — me dit Mlle Eminé, — les gens du peuple ont le droit de nous surveiller dans la rue. Ils ne s’en privent point. L’autre jour, je passais, avec une amie, dans une rue de Péra. Un vendeur de salades a grogné derrière nous : « On les déchirera, ces tcharchafs ! » Pendant la semaine de la contre-révolution, le veilleur de nuit est venu chez nous, et a déclaré aux esclaves : « Que vos maîtresses fassent attention ! Si elles portent des tcharchafs indécens et si elles se coiffent comme les infidèles, en montrant leurs cheveux, elles auront affaire à nous ! » Voilà notre liberté, dans ce pays qu’on dit libre ; Jeunes-Turcs ou Vieux-Turcs, ils nous persécutent également.

— Tu exagères, mon enfant, — dit la mère. — Vous autres, jeunes filles, vous voulez la liberté tout de suite. Les hommes ont mis trente-trois ans à l’acquérir ! Soyez patientes. Le fruit n’est pas mûr. Il mûrira…

— S’il est mûr quand nous n’aurons plus de dents, nous serons bien avancées, maman ! La belle consolation que tu me donnes ! Peut-être, dans cinquante ans, on supprimera le