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sur les lèvres de Mme L… Pacha. — Ils se connaissent tant que ça ? Ils ne montrent pas une façade apprêtée et trompeuse ?

— Il est vrai que toutes les fiançailles comportent une comédie réciproque, volontaire et inconsciente.

— Allez, vos fiancés de France s’ignorent, tout comme s’ignorent les fiancés turcs. Et ils se marient au petit bonheur.

— Ils ont pourtant l’illusion de la liberté, du choix, de l’amour. Cela fait une grande différence à leur avantage. La jeune fille éprouve le plus vif, le plus doux sentiment de fierté, pendant cette courte royauté des fiançailles. Elle reçoit l’hommage du désir de l’homme, qui demande ou feint de demander l’amour comme une faveur suprême. Elle sent sa dignité, sa jeune puissance, son prestige féminin. Les souvenirs de ces heures mettent une lumière dans sa vie qui sera, peut-être, grise, triste et déçue…

— Nous autres, nous ne connaissons pas l’amour, tel que vous le ressentez, — tel que vous le recherchez, dit gravement Mme L… Pacha. — Nous souhaitons aimer le mari qu’on nous destine ; nous nous attachons souvent à lui, par une grande et forte affection… Mais l’amour… la passion ?… Nos enfans seuls nous inspirent une tendresse passionnée. La maternité est le seul amour permis que nous goûtions dans sa plénitude.

— Cependant Mme Ange et Djavid Pacha ?…

— Oh ! c’est un bel homme, Djavid Pacha, et Mélek Hanoum est sensible à la beauté !… Et puis, elle a tant d’imagination !… Quand on a besoin d’aimer, on aime ce qu’on a.

Cette jeune femme est bien sceptique.

Sans doute, elle a raison. Il n’y a aucun rapport entre l’amour sentimental que rêvent les femmes françaises, et l’amour que ressentent les femmes turques. Dans le mariage turc, le petit roman conjugal commence par la fin. La possession, ou du moins le droit de posséder, précède la naissance et l’échange du désir. La femme, même respectée par un mari délicat, se sait conquise d’avance. Le don de sa personne, ne fût-il pas réclamé le soir même des noces, est obligatoire dans un délai plus ou moins court. Et cela suffit pour fausser les relations sentimentales, pour modifier essentiellement l’attitude des époux. Après, oui la nature et l’accoutumance créent des liens solides. Mais l’heure de l’amour est passée et ne reviendra plus. La logique de l’instinct disposera plutôt la femme à s’éprendre de l’inconnu