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disait de lui : « C’est un honnête homme, un patriote, un proscrit. » Il était sympathique, à cause de son exil, de sa probité, de sa pauvreté fière, de son grand air de calife philosophe ou de roi mage encore jeune. On disait aussi : « C’est un rêveur. » Et cela paraissait tout à fait charmant qu’il fût un Turc, un vrai Turc. Je me rappelle l’avoir rencontré à un bal costumé, chez un peintre. Il y avait des Turcs, à ce bal, des faux Turcs. Lui, Ahmed-Riza bey, en frac, semblait le seul Parisien de toute la bande, mais, sérieux imperturbablement, il avouait l’espèce de dégoût que la danse, le décolletage et les travestissemens lui inspiraient. Et alors on comprenait qu’il n’était pas Parisien du tout, mais Turc, dans le sang et dans l’âme.

Il n’est pas moins grave qu’autrefois ; il est beaucoup plus majestueux, très « Président de la Chambre, » avec ses cheveux taillés en brosse, sa barbe en pointe, ses larges yeux clairs. Seulement, la barbe et les cheveux ont blanchi ; les joues pâles se sont creusées, le regard est plus vague, le sourire découragé. On sent que cet homme est mal réveillé encore d’un cauchemar douloureux.

Une des sœurs, passant derrière moi, lève mon voile… Ahmed-Riza bey m’a reconnue ! Sa figure s’éclaire de surprise amusée. Il me tend les mains et s’exclame…

Il n’est pas choqué du tout, et même il se dit charmé de me revoir dans ce costume qu’il aime, dans ce costume sévère, mystérieux et point messéant que je ne critiquerai pas, plus tard, en France, puisque je l’aurai porté par plaisir. Je promets de n’en jamais dire de mal. J’assure que j’ai, grâce à lui, une âme presque turque, et les jeunes femmes déclarent qu’il faut me donner un nom oriental : Haïdié ou Leïla… Ahmed-Riza bey, qui se prête à ce jeu, propose Leïla, un très joli nom qui signifie « crépuscule. » Je suis Madame Crépuscule, pour quelques heures. Les sœurs, les esclaves en robe rose, collées au mur et attentives, s’amusent infiniment, et la femme bouffon est stupéfaite. Elle n’avait pas préparé cette comédie-là !

Mais, après nous être égayés, si puérilement, nous commençons à causer de choses sérieuses, et le sourire d’Ahmed-Riza bey s’efface. Il me parle de la contre-révolution qui a mis à néant ses projets très chers. Bien qu’il ne m’apprenne rien de nouveau, je comprends ses raisons de tristesse. Il rêvait que la Turquie évoluerait pacifiquement, aisément, dans le parfait accord de