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intrigues, et sont les vivantes gazelles de tout le monde féminin. Les hanoums les traitent en amies, et les gardent des semaines et des mois entiers, jusqu’à ce que le répertoire des drôleries s’épuise. Alors, la femme bouffon va divertir d’autres ennuyées Mais à mesure que les dames, mieux instruites, cherchent un plaisir plus personnel dans la musique ou la lecture, la vogue des amuseuses décroît. »

Avec force grimaces et contorsions, la femme bouffon nous précède, brandissant le parapluie et lançant la jambe comme un soldat bien entraîné. La maison est disposée à la vraie manière turque, et comporte un haremlik et un sélamlik séparés. C’est dans le salon du haremlik que toute la famille du pacha est réunie, et les sœurs et belles-sœurs, blanches, roses, bleues, nous attendent sur le palier, pour nous introduire. Autour de moi, c’est un habillement, doux et joli, que je voudrais bien comprendre, et qui me rend confuse tout à coup. Je maudis ce déguisement inventé par Mélek Hanoum, et j’ai grand’peur d’être ridicule. Je ne vois pas mon amie Selma. Ses sœurs gracieuses m’entourent en riant. Elles insistent : « Oui, oui, il faut entrer au salon avec le tcharchaf, — ce sera très drôle… » On a dit à Ahmed-Riza bey que j’étais trop lasse pour sortir et que Mélek Hanoum était venue, avec une amie. L’une des jeunes sœurs me prend la main, m’attire.

Un grand salon, luxueux et chaud, vivement éclairé, des bois dorés, des soieries… Sur le divan, entre les deux fenêtres, une dame âgée, au visage énergique, intelligent, bienveillant ; sous le réseau des rides fines. C’est l’âme de la maison, la mère et l’aïeule très chérie, divinité familiale qu’entoure un culte pieux Ses filles et petites-filles sont tendrement groupées autour d’elle, et à quelques pas, son fils, debout, accueille les visiteuses.

Il les accueille… Comprenez bien ! Il ne s’avance pas pour leur serrer ou baiser la main, comme autrefois, à Paris. Il est redevenu Turc, mon ami Ahmed-Riza bey, et il a l’attitude réservée, indifférente, des hommes de son pays. Il ne lève même pas les yeux. Sans doute, ça l’ennuie, cette visite indiscrète, et je me flatte qu’il est un peu déçu. Un instant, à travers le masque de tulle épais, je l’observe, comparant le président de la Chambre ottomane à cet Ahmed-Riza bey que j’ai connu autrefois, dans un humble logement de la place Monge II publiait alors le Mechveret. Il fréquentait les cénacles positivistes. On