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vibrer. Jardinets devant les façades, grilles, perrons minuscules, rues plantées de jeunes platanes, on dirait une station balnéaire, un « petit trou » déjà cher, de nos plages du Sud-Ouest français. Les maisons, dans la pénombre, ont un air de faux chalets suisses ou normands, et Mme Ange, l’esclave et moi, suivant le cuisinier solennel, nous pourrions être trois dames économes qui s’en vont à pied, au Casino, enveloppées de mantes noires en guise de « sorties de bal. »

Pan !… pan !… Le veilleur de nuit s’éloigne. Derrière les stores de bois ou de toile, quelques lampes brûlent, mais aucune rumeur, — rire de jeune fille, pleurs d’enfant, gamme appesantie sur le piano, — aucun des bruits familiers de nos rues et de nos soirs, ne révèle, ici, la vie cachée.

Nous allons, et nous nous trompons de chemin, une fois, deux fois… Ces rues, sans noms apparens, se ressemblent toutes.

Enfin, voici la maison d’O… Pacha, assez grande, sur le modèle classique des maisons de Stamboul. Des lueurs vagues dessinent les claires-voies des volets. Le cuisinier s’écarte, et la porte du haremlik s’ouvre pour nous.

Il y a un escalier à double course, au fond du vestibule, et, rangées au bas de l’escalier, des esclaves en robes roses, en toquets roses, qui s’avancent, se courbent et baissent l’ourlet de nos jupes. De jeunes femmes rieuses s’appellent, au premier étage ; on voit passer des robes claires, en froufrous rapides. Une étrange personne, vêtue d’habits modestes, mais extravagans, coiffée de travers, avec un tas de mèches qui sortent de son toquet, une personne mûre, maigre, laide et hilare, a saisi le parapluie de Mélek Hanoum. Voilà qu’elle met sur son épaule ce parapluie, comme un fusil, et elle simule le soldat qui monte à l’assaut.

Vraiment, je n’avais pas prévu cette dame, dont chaque mouvement excite la gaîté des esclaves. Est-ce une parente pauvre dont l’esprit est un peu dérangé ? Un mot de Mélek Hanoum m’avertit. Je me souviens que miss May de W… m’avait dit :

— Vous trouverez, chez O… Pacha, un personnage naguère important dans les harems, et qui devient rare : une « femme bouffon, » une amuseuse… Ces femmes bouffons sont très souvent des veuves sans fortune, qui vont, de famille en famille, égayant les musulmanes recluses par des danses, des chansons, des récits. Elles colportent les nouvelles, aident parfois aux