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à traiter le même sujet : si bien que Schikaneder, sans le moindre scrupule de probité dramatique, résolut de renverser brusquement les rôles de sa pièce, réduisant la Reine de la Nuit à n’être plus, dans les scènes qui restaient encore à être composées, qu’une odieuse incarnation de l’esprit de ténèbres, tandis que le magicien Sarastro se changeait soudain en une espèce de mage bienfaisant et sacré, qui ne s’était emparé de la belle Pamina que pour la soustraire à l’éducation trop relâchée du palais maternel. Pour cette version nouvelle, l’audacieux librettiste était allé chercher son modèle dans un autre opéra-comique, représenté l’année précédente, l’Obéron Viennois, où le susdit Gieseke avait librement parodié l’intrigue et de nombreux épisodes du fameux Obéron de Wieland, — en attendant que celui-ci reçût une consécration musicale plus digne de sa délicate beauté poétique dans le non moins fameux Obéron de Weber. Mais le malin Schikaneder et son collaborateur Gieseke, qui tous deux étaient de zélés francs-maçons, — ainsi que l’était d’ailleurs, ingénument, le pieux Mozart lui-même, — conçurent le projet de prêter à leur pièce un attrait qui la mît sûrement au-dessus des Gaspard le Bassoniste et des Obéron Viennois, en y introduisant une foule d’allusions aux rites et cérémonies des loges maçonniques[1]. Et il ressort clairement de l’étude récente de M. Victor Junk que, là encore, les librettistes de la Flûte Enchantée se sont bornés à transporter sur les planches un grand nombre de passages d’une œuvre étrangère. Leur source directe, cette fois, a été un livre français de l’abbé Terrasson, l’Histoire du prince égyptien Séthos, publiée d’abord à Paris en 1731, puis réimprimée à Amsterdam en 1732, avec une Carte de l’Egypte et une Carte des Voyages de Séthos, et traduite en allemand, vers 1778, par le poète Matthias Claudius.

Ce prince Séthos, dans l’ouvrage français, semble bien avoir été conçu déjà comme un type idéalisé de la perfection réservée aux initiés de la maçonnerie. Poursuivi de la haine implacable de sa belle-mère Daluca, le jeune Séthos est recueilli par une mystérieuse société de prêtres, voués au culte des trois divinités symboliques Isis, Osiris, et Horus ; après quoi, ces sages prêtres, absolument comme ceux de la Flûte Enchantée, lui font subir une série d’épreuves assez ridicules, au sortir desquelles il se trouve prêt à devenir le maître et père accompli

  1. Allusions à la fois assez transparentes pour piquer la curiosité des badauds viennois, et assez discrètes, — ou plutôt insignifiantes et niaises, — pour n’avoir pas à redouter les rigueurs du nouveau souverain, Léopold, qui, à l’opposé de son frère défunt Joseph II, commençait à se défier de la prétendue innocuité « philanthropique » de la franc-maçonnerie internationale.