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eux-mêmes, — qui, lorsqu’ils parlent de la « cabale des dévots, » désignent moins une société particulière qu’un vaste ensemble de gens pieux très militans, — Molière n’eût pourtant pas réservé aux seuls confrères de M. Olier, du prince de Conti, et de M. Patrocle, la revanche de son indignation. Car elle n’était pas seulement faite, cette indignation, des griefs et des rancunes du comédien traqué et de l’auteur combattu. Elle était faite aussi, — et dans toute la critique, je ne vois pas qui à l’heure présente le contesterait[1], — des convictions, ou, si l’on veut, de l’humeur et des instincts du poète penseur, libre penseur. Au fond, à son « naturalisme » d’épicurien, ou seulement à son positivisme « gaulois, » à sa défiance des envolées prétentieuses, à son attachement entêté et bourgeois au « bon sens, » toute montre de dévotion, tout prosélytisme des dévots déplaît. Les « dévots, » comme Molière le dit avec une franche précision dans son premier placet au Roi pour Tartufe, sont « incommodes, » et ils sont « dangereux : » ils appliquent à leur propre vie extérieure la rigueur fâcheuse des maximes chrétiennes, et ils prétendent l’imposer, en vue du « salut, » à la vie du prochain.

Mais de cette double prétention, anti-sociale et déraisonnable, odieuse et ridicule aux yeux des « libertins » et de Molière, la Compagnie du Saint-Sacrement n’avait pas le privilège. Ce fanatisme et cet orgueil étaient communs, il ne pouvait point l’ignorer, à tous les dévots. Les Jansénistes y participaient, et surabondamment, et même, s’il faut en croire Brossette, c’étaient eux que Louis XIV regarda comme « les vrais objets » de la comédie de Molière, tandis que les Messieurs de Port-Royal étaient persuadés au contraire que le Tartufe fustigeait les Jésuites. Ni les uns, ni les autres n’avaient tort. Dévots à la façon de Loyola, « Loyolitico more, » comme disait Guy Patin, ou à la manière de Saint-Cyran, c’est contre eux tous, sans se soucier s’ils étaient frères ennemis, que dans le Tartufe et Don Juan, Molière bataille. Ajoutons que son combat contre tous les ennemis de la « Bonne nature, » contre tous les gêneurs de cette morale humaine qu’il a toujours, dans son théâtre, prêchée et glorifiée, fut loin d’obtenir un entier succès. Don Juan cessa d’être joué dès 1665 après un petit nombre de représentations et jusqu’en 1669, on le sait, Tartufe resta interdit. Il

  1. Voyez un article de M. Wilmotte, Grande Revue, 25 juillet 1908.