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V

Et ainsi, ce n’est pas sans quelque appréhension mélancolique que je risque mes conclusions, au terme de cette étude générale sur l’Orient moderne.

Perdons-nous notre temps, notre argent et nos efforts à vouloir le transformer ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que la transformation nous réserve plus d’une surprise et qu’elle ne s’accomplira point précisément selon les désirs de notre cœur.

Oui, sans doute, l’Orient bouge ! Mais c’est une agitation dont on entrevoit malaisément le but. Elle s’exerce dans les directions les plus diverses et quelquefois les plus opposées. Ils sont las de notre tutelle et de notre ingérence, voilà ce qui m’a paru le plus clair dans les dispositions des Orientaux : le monde asiatique, comme le monde africain, est en proie à une sourde effervescence. Et ce qui m’a paru non moins évident, c’est que les tendances de la masse, en Egypte comme en Turquie, sont, au fond, plus réactionnaires que révolutionnaires.

La masse est réactionnaire, en ce sens que, de toute la force de son instinct, elle réagit contre l’étranger. Le malaise économique dont elle souffre dans les villes, le renchérissement des vivres et des loyers, la disproportion entre des salaires minimes et un travail toujours plus intense et plus pénible, — elle nous rend responsables de toutes ces misères. Et, d’autre part, elle est bien loin d’être aussi éblouie que nous pouvons le croire par les beautés de notre civilisation. Cette civilisation, nous sommes tellement sûrs de sa supériorité et de son prestige ! Nous ne doutons pas qu’un bédouin d’Algérie, un fellah du Nil, un berger anatolien, ayant à choisir entre sa condition actuelle et la nôtre, ne jette son dévolu, et avec enthousiasme, sur cette dernière. En réalité, tous ces gens-là, que ni leurs traditions, ni leurs mœurs ni leurs climats ne prédisposent à vivre selon notre idéal social, tous répugnent à subir la contrainte de nos polices et de nos administrations, en un mot de n’importe quel gouvernement régulier, si juste et si honnête soit-il. En face de la plus anarchique et de la plus vexatoire des tyrannies, ils sont un peu comme nos voleurs, qui espèrent toujours échapper aux gendarmes. En vain répétons-nous aux Arabes de l’Afrique du Nord que, grâce à la protection de la France, ils ne sont plus