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l’éclairer sur des sentimens de cet ordre. « Puisque vous voulez bien, madame, lui écrivait Chateaubriand, me permettre de vous donner le nom de sœur, je dois, en frère affectionné, tenir ma parole et vous rendre compte de la manière dont je passe ma vie… J’ai en horreur les livres, la gloriole et toutes les sottises du monde. Une amitié tendre et surtout sans orages, la retraite et l’oubli le plus absolu, satisferaient à tous mes besoins. Je mets au nombre des grands dédommagemens des peines de ma vie passée le bonheur d’avoir rencontré my good sister dans mes vieux jours. Il est si rare de trouver aujourd’hui des âmes nobles qu’on ne saurait trop s’y rattacher, quand, par hasard, le ciel vous les envoie. » Et elle, de son côté, à quinze années de là, lui écrivait ces franches et vives paroles : « Une amitié comme la mienne n’admet pas de partage. Elle a les inconvéniens de l’amour. Et j’avoue qu’elle n’en a pas les profits, mais nous sommes assez vieux pour que cela soit hors de la question. Savoir que vous dites à d’autres tout ce que vous me dites, que vous les associez à vos affaires, à vos sentimens, m’est insupportable, et ce sera éternellement ainsi. »

Et il en fut en effet toujours ainsi. Quoique Mme de Mouchy fût sa parente, qu’elle l’aimât tendrement, et qu’elle lui dût d’être entrée en rapports avec Chateaubriand, je ne jurerais pas que Mme de Duras n’ait pas été quelque temps jalouse de la pauvre Mouche, comme elle le fut de Mme de Custine, et de quelques autres, et surtout de Mme Récamier. Ce qui est certain, c’est que Chateaubriand eut en elle non seulement la plus passionnément dévouée des amies, mais la plus enthousiaste des lectrices et des admiratrices. « Avez-vous lu, écrivait-elle le 24 mars 1810 à Rosalie de Constant, la dernière édition des Martyrs ? Et cet Examen magnifique qui répond si victorieuse-mont aux indignes critiques de la mauvaise foi et de l’envie ? C’est une vraie jouissance que de voir ces odieuses passions expirantes, sous l’autorité de la raison et de la vérité. M. de Chateaubriand triomphe de tous ses ennemis, et j’en jouis plus que je ne puis vous le dire. Je le vois souvent, et j’ai pour lui une véritable amitié et l’admiration qu’on ne peut refuser à sa noble conduite et à la générosité de ses sentimens. L’antique honneur français s’est réfugié dans ce cœur-là, afin qu’il en reste au moins un échantillon sur cette terre. Je ne connais pas trois individus qui en conservent la tradition. Jamais on n’a tant sacrifié à l’or :