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batiste blanche, une jupe « trotteuse » courte, en lainage anglais, ornée, — fâcheux détail ! — d’une molle écharpe frangée en satin vert…

Ridicule ?… Peut-être… Mais, attendez… Une jeune Grecque, élève des sœurs de Karagatch, m’apporte des cahiers et des livres… Les livres qui servent aux gamins de six ans, dans les écoles primaires françaises, les cahiers où une grosse écriture puérile a tracé des problèmes, des règles de grammaire, des résumés d’histoire…

— C’est Madame qui a écrit tout ça… Depuis que sa fille est mariée, elle a des loisirs, et elle étudie, avec moi, d’après le programme de mon ancienne école… Tous les jours, elle s’enferme dans le petit kiosque du jardin, et elle travaille, pendant trois heures… Et elle fait des progrès… Il y a six mois, elle ne savait pas un mot de français… Maintenant, elle parle un peu, et elle comprend presque tout… Elle dit qu’elle a honte d’être ignorante, qu’elle n’est pas plus sotte que les Européennes et qu’elle veut s’instruire, absolument… Elle ne demande pas la liberté ; elle ne veut pas poser le voile ; elle veut s’instruire.

Admirable énergie, touchant désir, qui impose le respect, qui me fait oublier les fautes de goût, les meubles affreux, la toilette naïvement ratée… La femme qui tâche de naître, — passé la quarantaine, — à la vie de l’esprit, qui s’oblige à un labeur quotidien, fastidieux et difficile, n’est pas une créature vulgaire.

Désenchantée ? non. Révoltée ? non. Son mari l’aime et ne la tyrannise pas. Elle a très bien soigné et élevé ses enfans. Elle est riche. Elle se dit heureuse. Elle ne souhaite même pas la liberté. Elle ne veut pas rejeter son voile…

Mais, comme les jeunes institutrices, elle réclame le droit de penser, de comprendre, de développer son intelligence.

Et elle ne sait pas que ce droit, accordé, entraîne toutes les curiosités, toutes les nostalgies, toutes les espérances, toutes les revendications.


MARCELLE TINAYRE.