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de ces pages pleines de naturel et de vie, et qu’il faut signaler à ceux qui dresseront un jour le bilan épistolaire du XIXe siècle.

Par une piquante coïncidence, la première lettre où il soit question de René est celle où Mme de Duras annonce à son amie l’envoi de son portrait et semble regretter de n’être pas belle :


Paris, 21 avril 1809. — Avez-vous reçu, chère Rosalie, cette laide peinture que vous avez eu la bonté de désirer ? Elle est partie depuis environ quinze jours, et ma sollicitude l’a suivie, parce qu’on m’a fait craindre que le mouvement de la voiture n’effaçât le pastel. Je voudrais savoir si ce portrait avait encore forme humaine lorsqu’il vous est parvenu. On le trouvait ici assez ressemblant. J’ai supposé que vous ne vouliez point de parure, et d’ailleurs, je ne me soucie pas qu’on dise à mon peintre comme à ce sculpteur d’Athènes : Ne pouvant la faire belle, tu l’as faite riche. Enfin, telle qu’elle est, la voilà, laide ou belle, riche ou pauvre, c’est une personne qui vous est tendrement attachée, et à qui vous devez un peu d’amitié pour toute celle qu’elle a pour vous… J’ai entendu parler de ce beau pays [l’Espagne] l’autre jour d’une manière à donner le regret de n’y avoir point été lorsqu’il était encore l’Espagne. C’était par M. de Chateaubriand. Je ne sais si nous avons parlé ensemble de cet homme extraordinaire qui unit à un si beau génie la simplicité d’un enfant. Je ne le connaissais point, je l’ai rencontré, puis il est venu chez moi, et j’espère que ce premier rapport amènera une connaissance plus solide ; il est si simple et si indulgent qu’on se sent à l’aise avec lui. On voit qu’il n’apprécie que les qualités de l’âme. On doit moins avoir besoin de l’esprit des autres lorsqu’on en possède tant soi-même.


Quand Chateaubriand rencontra Mme de Duras, sa « chère sœur, » comme il allait bientôt l’appeler, elle avait trente et un ans ; il en avait quarante. Sa grande passion du moment était pour Nathalie, duchesse de Noailles-Mouchy, celle qui l’attendait à l’Alhambra, à son retour de Jérusalem, et qu’il appelait familièrement la Mouche. Mme de Duras était la cousine par alliance de Mme de Mouchy : elle désirait connaître l’auteur du Génie du Christianisme, ce livre dont elle était, ainsi que tant d’autres femmes alors, une fervente admiratrice. Elle le vit à Méréville, la somptueuse demeure de Mme de Mouchy, où elle assista à la lecture du Dernier Abencerage et du premier volume de l’Itinéraire ; elle le revit à Paris ; et le pacte d’amitié fut vite conclu entre eux. Amitié très passionnée, au moins de sa part à elle, mais toute fraternelle, quoi qu’en ait insinué Sainte-Beuve, sur la foi de cette mauvaise langue de Mme de Boigne, et comme si le « cas » de Mme d’Arbouville n’était pas de nature à