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j’ai pu et dû pour m’y opposer[1]. » La comtesse, justement blessée, réplique sur l’heure par quelques lignes « fort piquantes, » qu’avant de les faire parvenir, elle soumet à Maurepas : « Si jamais vous êtes mécontente de moi, goguenarde celui-ci, donnez-moi deux soufflets, mais ne m’écrivez point pareille lettre ! Cependant il faut en amuser le Roi ; remettez-la à la Reine. » Ce fut, dans l’après-midi du même jour, l’entretien de la « société. » On jugea la réponse « trop douce, » et l’on en rédigea une autre, en présence de la Reine. Cette lettre, copiée de la main de la comtesse de Polignac, s’est retrouvée plus tard[2]parmi les papiers de Turgot : « Versailles, 14 décembre 1775. — Je reprends mon remerciement, monsieur ; je conçois que je ne vous en dois à aucun égard. Votre ton augmente ma reconnaissance pour les bontés du Roi. Je ne me serais jamais attendue que, sur une affaire décidée, vous me feriez des reproches, qui blâment en même temps la conduite du Roi. Au reste, monsieur, la preuve que la grâce que j’ai demandée pour Mme la comtesse d’Andlau était juste, c’est que le Roi me l’a accordée. » Si Turgot ressentit l’offense, il eut du moins la sagesse de se taire, et ne se plaignit pas au Roi, comme on s’y attendait, comme on le désirait peut-être[3].


Ainsi, de tous côtés, s’amoncelaient les inimitiés ; ainsi mille nuages, épars à l’horizon, annonçaient la prochaine venue de l’orage. On peut, sans blesser la justice, faire la part de Turgot dans la faillite, imminente aujourd’hui, de sa noble entreprise. Non qu’il se soit montré inférieur à sa lâche ; mais le talent d’administrer ne saurait suffire à lui seul, sans l’art de gouverner les hommes. Turgot possédait l’un, et il ignorait tout de l’autre ; il semblait démontré qu’il ne s’y instruirait jamais. « M. Turgot, remarque Sénac de Meilhan, ne savait point composer avec les faiblesses humaines… Il agissait comme un chirurgien qui opère sur des cadavres et ne songeait pas qu’il opérait sur des êtres vivans. » De là, l’invincible découragement que l’on constate dès lors dans le langage de ses meilleurs amis. « Nous ne

  1. Journal de Véri, et Souvenirs de Moreau.
  2. Documens publiés par M. Dubois de l’Estang. — cette lettre et la précédente sont renfermées dans une chemise, où on lit cette annotation de la main de Malesherbes : « Deux lettres de Mme de Polignac qui ont l’ait du bruit dans le temps, et qu’on fera peut-être bien de brûler. »
  3. Journal de Véri.