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d’une folie de réformes, d’une rage d’innovation, que le duc de Croy compare à la mode des « grandes plumes » pour la coiffure des femmes. On se flattait que Saint-Germain serait l’homme qu’il fallait pour assouvir cette fringale de changemens. On le savait cassant et absolu dans ses idées, un peu « singulier dans ses mœurs, » dénué d’intrigue, sans relations mondaines, sans attaches à la Cour ; une légende se formait, qui le représentait comme un homme « sensible et sauvage, » un bourru bienfaisant, un ours humanitaire, un Jean-Jacques en bottes et en casque, marchant droit son chemin, sabrant abus et préjugés, sourd aux lamentations des gens à privilèges.

Ces mêmes raisons qui lui valaient la faveur de la foule éveillaient les méfiances de quelques grands seigneurs et faisaient « trembler dans leur peau » les détenteurs de sinécures. On entend l’écho de ces craintes dans les lignes suivantes, qu’écrit à Gustave III la comtesse de La Marck : « M. de Saint-Germain est une espèce de pourfendeur, qui va d’estoc et de taille. Nous sommes dans un moment de crise ; il faut espérer que le bon tempérament de la France supportera sans périr tant d’opérations cruelles. Nos ministres sont des chirurgiens qui nous coupent bras et jambes. » Enfin, pour achever cette revue, les militaires, dans leur ensemble, applaudissaient à l’avènement d’un homme probe, instruit, courageux, épris du bien public, plein de bonnes intentions et d’idées généreuses. Quelques-uns cependant, — non parmi les moins éclairés, — exprimaient l’inquiétude que son humeur entière et son esprit systématique ne l’entraînassent à des mesures insuffisamment réfléchies, et qu’au cours de sa longue pratique des armées allemandes et suédoises, il n’eût, selon l’expression d’un contemporain, « perdu la sensibilité française. »


III

Par l’adjonction de Malesherbes et de Saint-Germain, le Cabinet présentait désormais un ensemble homogène. Nul obstacle intérieur ne semblait plus devoir arrêter les réformes, et Turgot sentait l’heure venue de marcher en avant. A l’exception de l’édit sur les grains, les mesures prises par lui depuis son arrivée au contrôle général étaient des actes d’administration : il avait hâte maintenant de réaliser son programme et de faire