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en France, des femmes mal mariées, des unions bâclées, des surprises déplaisantes après les noces ?

— Et les « Désenchantées, » me dites-vous ?… Elles existent pourtant !

Mes amis, nous sommes en province. Il n’y a pas de désenchantées à Andrinople… Nous verrons, plus tard, à Stamboul… Ici les musulmanes sont satisfaites ou résignées. Elles ne se plaignent pas. Si elles sont malheureuses, elles ignorent leur malheur. J’ajoute qu’elles ne parlent pas le français, ou à peine, et qu’elles n’ont jamais lu un roman.

Voulez-vous me suivre chez elles ? Trois maisons, trois harems, entre tous, m’ont laissé des souvenirs caractéristiques.

Chez Mme Hakki bey, — je change les noms, — c’est la vieille, la plus vieille Turquie… Une maison très propre, sans luxe, un bassin de marbre dans le vestibule, quelques esclaves jeunes ou âgées, très familières, qui nous reçoivent avec force témenas… Le salon, demi-européen, mais assez simple, garni de divans en toile, ouvre sur un jardin frais débordant de boules de neige et de roses pompon… Une femme de quarante-cinq ans, corpulente et d’humeur gaie, en longue robe rose à la turque, les cheveux cachés par un serre-tête, se présente d’abord. C’est la mère d’Hakki bey. Sa bru, pâle, fragile, effacée, vêtue d’une robe démodée, se tient debout devant elle et parle bas.

Une autre dame, — cinquante ans passés, corsage beige et jupe noire, voilette tombante sur des bandeaux plats, figure intelligente et grave de religieuse janséniste, — entre au salon. C’est une amie, venue de Constantinople pour quelques semaines… Puis, comme l’esclave apporte le plateau du café, paraît une autre dame en robe écrue, septuagénaire, minuscule, recroquevillée, le nez touchant le menton… Les autres femmes se lèvent, à sa vue, et la grosse matrone va l’embrasser…

— C’est la grand’mère sans doute ? dis-je à Mme P…

Elle s’informe et répond :

— C’est l’autre belle-mère… la première épouse du pacha défunt… Comme elle n’avait pas eu d’enfant, parvenue à l’âge mûr, elle chercha elle-même une jeune femme pour son époux… Hakki bey est le fils de la seconde épouse. Elles l’ont élevé ensemble ; ensemble, elles lui ont choisi une femme : il les respecte et les aime peut-être également. Soyez sûre que la vieille