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jamais… Ce personnage, de vieille race noble et presque royale, est comme le général des derviches turcs. Il a le privilège de porter un bonnet de feutre, trois fois plus haut que le bonnet ordinaire, et c’est lui seul qui peut « investir » le Sultan du fameux sabre d’Eyoub. Cette investiture, dans la sainte mosquée interdite aux chrétiens, équivaut au sacre des anciens rois de France, à l’onction du chrême dans la basilique de Reims.

À défaut du grand Tchélébi, j’ai vu, hier, les derviches tourneurs d’Andrinople, qui n’opèrent pas comme ceux de Péra, devant un public de touristes et tournent humblement pour le seul amour de Dieu… J’avais une méfiance et une répugnance singulières de ces pauvres derviches ! Je me souvenais d’être entrée, une fois, à Stamboul, dans un petit tekké de hurleurs et de m’en être enfuie avec dégoût. Le gardien m’avait placé dans le harem, loge grillée réservée aux femmes, où se trouvaient déjà deux petits enfans loqueteux, et deux pauvresses, très dignes, très polies et très sales. J’avais à peine entrevu les saints hommes accroupis sur leurs talons et formant le cercle dans une salle très banale. Leur balancement de bêtes en cage, leurs cous tendus, leurs yeux désorbités, leur cri guttural et monotone, surtout l’odeur affreuse du harem, m’avaient donné quasiment le mal de mer. J’étais partie sans attendre les grands hurlemens terribles, le chœur démentiel de la fin.

Les derviches d’Andrinople se réunissent dans un couvent plein de lumière paisible et de silence. Leur salle d’exercice est parquetée et cirée, glissante, sous les sandales, comme un miroir. Sur une petite estrade circulaire, il y a des personnes dévotes, — beaucoup de soldats, — venus pour s’édifier. Les musiciens sont installés dans une galerie haute, et nous nous mettons, discrètement, derrière eux.

Enrobe brune, en robe verte, de drap très lourd, coiffés du feutre conique, les derviches de tout âge, — il y a même de petits garçons parmi eux, — défilent devant leur supérieur qui reste immobile, et qui a les paupières baissées, le sourire ambigu d’un Bouddha. Chacun s’incline, baise la manche de l’imam, et passe les bras croisés. Dans la galerie, la longue flûte de roseau commence à gémir ; le tambourin vibre, à coups rythmés ; un chant aigu, strident, triste et passionné, entraîne les processionnaires comme un irrésistible courant. Ils décroisent lentement leurs bras, à mesure que se meuvent leurs pieds sous la