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de corail, des pierres bleues porte-bonheur tremblent dans l’ombre du voile, dans l’épaisseur des tresses, contre les tempes renflées.

Toutes ces femmes portent une jaquette sans manches en drap rouge, brodée de soutache noire, violette et or, doublée d’une toile si rigide qu’aucun relief, aucune inflexion des lignes ne révèle la féminité. Les seins sont écrasés, la taille comprimée dans cette espèce d’armure, qui fait aux vierges, aux mères, aux aïeules, un buste de garçon. Les manches demi-longues de la chemise, en toile écrue, sont brodées de coton bleu et brun. Très basse, une ceinture de cuir, plaquée d’argent, enserre les hanches, soutient le ventre, et supporte la jupe plissée, courte, d’un beau ton rouge pompéien. Un étrange tablier, un écran plutôt, en broderie d’or, pend à la ceinture par deux chaînettes, et tombe du genou à mi-jambe. Les bas, sans pieds, reproduisent, dans leurs mailles tricotées, les dessins multicolores des broderies et des soutaches, de simples sandales, retenues par une bride, protègent les pieds nus et parfaits.

Le chef, sur la prière du consul, invite ses gens à danser… Dans le décor du ravin herbeux, des grandes ruches blondes, du ciel pâle, la double chaîne se forme, quatre jeunes hommes, quatre femmes qui se tiennent par la main. Ils vont à gauche, puis à droite, d’un pas rythmé, en chantant une « chanson de printemps, » un air très simple, très lent, à deux phrases alternées, majeure et mineure. Parfois, les hommes frappent le sol, à la manière du cheval qui piaffe, le genou relevé, la tête haute.

Et c’est très beau, cette danse de bergers, qui évoque la pyrrhique, le double chœur chantant la strophe et l’antistrophe, les défilés des frises, les rondes sacrées ceignant les vases. Je pense à Sophocle, à Isadora Duncan… Mais le consul de Grèce me dit :

« Ces bergers sont originaires de l’Epire. Ils descendent des fameux Souliotes qui luttèrent contre Ali, pacha de Janina… Ils ont le sang des vieux Klephtes de l’Indépendance… »

Les souvenirs de la Grèce classique se sont évanouis. Je me rappelle le tableau de Delacroix, une page de Lamartine, le Dernier chant du Pèlerinage d’Harold, le refrain des femmes Souliotes, poursuivies par les Turcs, et dansant, sur la plate-forme d’un rocher avant de se précipiter à l’abîme…

Cependant, la double chaîne se brise, et voici qu’on apporte