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cette porte, sur la route unique, les chariots attelés de buffles gris, chargés de bois feuillu en masse verte. Dans un pli du ravin, les Karagachanes ont dressé leurs huttes.

Ils nous attendent, là-bas. Avant de visiter leur campement, nous nous sommes arrêtées près du ruisseau qui s’élargit sous les saules, pour regarder les laveuses. Elles sont quatre, deux vieilles et deux jeunes, vêtues de toile rouge et brune dont les couleurs rappellent certains beaux papillons des bois. L’aïeule, dont la chemise entr’ouverte découvre le cou granuleux et la gorge de sorcière, nous fait un salut amical et nous indique la direction du village.

Un village ?… Un rucher, plutôt… Au détour de la route, entre deux pentes herbues qui l’abritent, il cache ses quelque douze huttes coniques et blondes, percées d’une seule ouverture. Il semble que des abeilles géantes vont sortir de ces vastes paniers renversés… Au centre, une hutte plus grande, mieux construite, mieux aménagée à l’intérieur, est la demeure du chef, car la tribu a un chef, le plus riche, le plus influent des Karagachanes, qui fait fonction de maire, de juge et de capitaine, choisit les pacages, conclut les accords avec les fermiers, ordonne les fiançailles, organise la défense du bien commun. C’est presque le roi-pasteur des chants homériques.

Ce chef a bien voulu nous accueillir, — il n’est pas toujours d’humeur hospitalière, — parce que le consul de Grèce est parmi nous. Comme tous les gens qui sont ou qui disent être de race grecque, — Macédoniens, Thraces, et même les arrière-neveux des Byzantins, les Grecs de Péra, — ces pauvres bergers ont au cœur le vivace, l’indestructible sentiment philhellénique… Ils pourront errer sur le sol conquis par les Turcs, s’y fixer même, leur âme et leur désir resteront fidèles à l’antique patrie hellène… La seule vue du consul les remplit d’orgueil, de respect, de joie. Rangés sur deux lignes, — les hommes devant, les femmes très en arrière, — ils le regardent s’avancer. Le chef parle le premier, remercie, présente sa troupe, dans un dialecte assez rude, puis il nous tend la main, à tous, avec dignité. C’est un homme de soixante ans, large d’épaules, étroit des hanches, les jambes longues et nerveuses, les bras sculptés de beaux muscles saillans, et qui tendrait sans effort l’arc d’Ulysse. Il tient une grande houlette recourbée comme un sceptre. Ses hommes, — presque tous parens, — ont une magnifique allure, avec leur