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bonne famille ne pouvait travailler, sans déchoir. Aujourd’hui, un très grand nombre de femmes vivent indépendantes, et, même mariées, gagnent leur vie. Est-ce que vous les croyez heureuses ?

La question, traduite par Mme P…, fait sourire les jeunes institutrices, et la directrice répond avec vivacité :

— Nous gagnons notre vie, nous, et nous en sommes fières… J’ai à peu près cent francs par mois, et les professeurs adjointes trente… Ce n’est pas beaucoup, mais les autres femmes, — celles qui ne sont pas abêties, — nous admirent, et sentent que nous sommes supérieures à elles.

Avec quel orgueil naïf elles proclament cette supériorité !… On les sent fines et intelligentes, ces jeunes femmes, et capables d’énergie, malgré leur éducation déprimante et leurs habitudes de passivité… Je voudrais bien savoir ce que pensent les maris, et s’ils éprouvent quelque considération pour des compagnes dont le modeste gain contribue au bien-être du ménage… Mais si j’interroge les femmes sur ce sujet délicat, je ne serai jamais sûre qu’elles répondront sincèrement…

Je leur parle de la condition des travailleuses, à Paris, de l’exploitation des ouvrières et des employées, de l’immense effort féminin qui, déjà, inquiète l’homme, — l’homme devenu, au lieu de protecteur, un concurrent, un rival… Mais elles ne comprennent pas. Comment pourraient-elles imaginer de pareils conflits, de telles mœurs, elles qui n’ont jamais ouvert un de nos livres, et qui parlent, pour la première fois, à une femme d’Occident ?

Encore des limonades, accompagnées, cette fois, de macarons. Nous passons dans la classe de broderie, puis dans la classe de musique, où une fillette, assise devant le piano, très intimidée, joue, — avec un doigt ! — la marche de la Constitution… Et quand elle a terminé ce pénible exercice, elle recommence… Les maîtresses nous jettent des coups d’œil affectueux qui nous invitent à l’approbation. Les petites demoiselles, rangées en cercle autour de l’instrument du supplice, examinent l’effet produit par la musique, et s’étonnent peut-être de notre froideur…

Marguerite murmure :

— Qu’est-ce qu’elle joue ?… Tu connais ça ?… Ça ressemble à quelque chose que j’ai entendu…

— À un air turc ?