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dût-il y perdre la vie[1]. « Il me demanda quel effet sa rentrée au pouvoir produirait en Allemagne et il fut très content d’apprendre qu’à Berlin on la saluerait avec joie. Nous étions unanimes à reconnaître que la République française consolidée amènerait une détente dans les relations franco-allemandes. » Ceci était écrit le 16 juillet. Six semaines après, Thiers mourait à Saint-Germain-en-Laye. A la date du 5 septembre, aux eaux de Gastein, le journal de Hohenlohe contient ces quelques mots : « Herbert Bismarck vient me confirmer la mort de Thiers. Ce matin, bain, promenade, et pris le café dans le promenoir. Ensuite visite à la princesse de Bismarck. A une heure chez le chancelier que je trouve bien portant et dispos. Il déplore la mort de Thiers. La France fait une grande perte. Il ajoute que Thiers était le seul homme en France qui eût tenté avec succès d’établir une alliance entre les puissances occidentales et l’Autriche. A présent, la France sera plus désunie que jamais. Quant à ladite alliance, Bismarck ne la craint pas, tant qu’Andrassy restera. Nous n’aurions même pas à redouter une Autriche hostile, une fois qu’elle serait entrée dans cette alliance, tant que nous aurions la Russie avec nous. L’été dernier, Gortchakof avait travaillé à nous brouiller avec l’Autriche et voulait infliger à l’Allemagne au moins un échec diplomatique. Il avait échoué… Bismarck croit encore à la possibilité d’une victoire des Russes sur les Turcs, à condition qu’ils s’y prennent mieux. Leur défaite actuelle est imputable aux fautes du commandement. A table, la conversation roula sur les choses de France. Bismarck regretta Thiers. Il nous invita à vider en silence un verre à sa mémoire. »

Ce toast est bien allemand. Boire un verre de vin ou une chope de bière pour honorer le souvenir d’un mort illustre est une idée qui ne viendrait guère à des Français. C’est qu’ils ne savent pas tout ce qu’il y a de solennel dans le fait de lever son verre, comme si l’hôte était présent, et de le vider ensuite avec respect dans le plus profond silence. Quant à l’assertion que la France serait plus désunie que jamais, les événemens militaires et le Congrès de Berlin qui en fut la suite, devaient lui donner tort.

  1. Dans une lettre récemment publiée et datée du 20 août 1877, Gambetta écrivait à Ranc : « L’important est de prendre M. Thiers pour candidat à la Présidence » et, envisageant les divers expédiens qui s’offraient au maréchal de Mac Mahon, concluait naturellement à celui d’un prochain départ.