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chef du Pouvoir exécutif ne pouvait se consoler de sa retraite forcée. Il prédisait un mauvais accueil au projet de loi qui concernait les attributions du maréchal de Mac Mahon, et s’inquiétait de la précarité de son pouvoir. Il ne prévoyait qu’une chose possible : la dissolution. En attendant, il allait faire un tour en Suisse. « Je le soupçonne, écrivait l’ambassadeur, de vouloir laisser travailler ses amis tout seuls, certain qu’on le rappellerait le jour où le maréchal viendrait à tomber. Il se borne à dire : « Si on pouvait faire quelque chose du maréchal, on trouverait bien alors à s’en tirer ! » Et Hohenlohe ajoute avec son ironie habituelle : « Le plus grand malheur semble être, à son avis, qu’il n’est plus président. »

Vers le milieu de décembre, Thiers vint à l’ambassade causer du procès fait au comte d’Arnim. Il ne dissimulait pas que la conduite de l’ancien ambassadeur l’avait fort mécontenté. « J’ai tout fait, disait-il, pour améliorer sa position à Paris. Mais je sais très bien ce qui l’a indisposé contre moi. Il avait à ses trousses quelques banquiers qui eussent volontiers exploité les emprunts à leur profit. Je ne pouvais y consentir, car je voulais que chacun pût y participer. Ma résistance piqua ces banquiers qui excitèrent d’Arnim contre moi. » Thiers faisait certainement allusion à Bleichröder et à Henckel de Donnersmarck, qui étaient venus lui proposer d’affermer les impôts en France pour lui faciliter la libération du territoire. Thiers n’avait pas hésité à leur faire comprendre que la France saurait bien toute seule se tirer d’affaire, et cette verte réponse froissa les Allemands. Parlant ensuite de l’affaire du comte d’Arnim accusé d’avoir emporté certains papiers secrets de l’ambassade, Hohenlohe affirmait que ces papiers avaient été retrouvés dans les mains d’individus suspects et que, par suite, le prince de Bismarck était « exposé à des révélations qui eussent duré des années et eussent produit une tout autre impression qu’une franche explication devant le tribunal. » Ce que nous en avons appris était déjà suffisant pour dévoiler la politique insidieuse de Bismarck et pour expliquer la fureur du chancelier. Naturellement, Hohenlohe ajoute : « Thiers parut se rendre à mes explications. » Vingt ans après, l’ambassadeur, devenu statthalter d’Alsace-Lorraine, entendit Guillaume II lui faire cet aveu : « Ah ! si l’on comparait les méfaits de Bismarck avec ceux que le pauvre Arnim a si cruellement expiés ! »