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Un jour, elle me parlait de ses malheurs et s’étendait en considérations philosophiques, quand, ayant passé la main sur mes genoux, elle s’interrompit :

— Je crois, chère amie, que votre robe n’est pas doublée ?

— Non, chère Mélek. Il y a deux ans qu’on ne double plus les robes.

— Comment, il n’y a pas de fond de jupe ?

— Pas de fond de jupe.

— Et moi, j’en ai un, — s’est écriée Mme Ange en soulevant sa jupe de soie grise. — J’en ai un, avec des plissés. Oh ! je vais le faire enlever tout de suite !

Elle était contrariée, réellement. Elle avait un fond de jupe, lorsque les Parisiennes n’en portaient plus ! C’était un ridicule intolérable, — et pourtant, Mme Ange vit seule, et ne voit que des femmes, ses esclaves et son vieux cuisinier ! Elle n’a plus besoin de plaire.

J’ai souri, mais je ne peux pas reprocher à mon amie turque ce souci désintéressé qu’elle a de sa dignité corporelle. Elle soigne sa personne ; elle tache d’être agréable à ses propres yeux, — et cela, c’est une marque de raffinement, de « civilisation, » pour employer un mot qu’elle aime. Tant de ses compatriotes, à son âge, et délaissées, deviennent des masses de chair, sous d’informes caracos ! Mélek Hanoum veut rester femme, malgré son pédantisme innocent, et elle a ri à mourir quand je lui ai raconté que les féministes révolutionnaires, à Paris, se coupaient les cheveux et portaient des vestons d’homme.

J’ai dit qu’elle tenait bien sa maison et que ce n’était pas un mérite commun à toutes les dames musulmanes. Il paraît que beaucoup d’entre elles laissent « tout aller, » et que leur incurie et leur gaspillage compromettent la fortune du mari. C’est peut-être parce que la fortune du mari doit servir à l’entretien du ménage, celle de la femme demeurant intangible. Les caprices et les négligences de la hanoum ne lui coûtent rien et ne la compromettent pas personnellement. D’autre part, la précocité des unions, la crainte du divorce, enlèvent à l’épouse le sentiment de la stabilité du foyer, et, dans ces conditions, elle ne peut prendre conscience de ses devoirs domestiques, de sa responsabilité d’associée conjugale. La polygamie n’existe plus, ou n’existe que d’une manière exceptionnelle, mais la maîtresse