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« Et moi, je me consolais en travaillant pour le progrès. Autrefois, un député, un membre du Comité, D… bey, m’avait appris la politique, la sociologie. Il me parlait à travers un rideau, car jamais aucun homme n’a vu mon visage, excepté mon premier mari et Djavid Pacha. Ce D… bey, il promettait la liberté pour tous, et pour les femmes. Car les femmes, elles ont beaucoup aidé les Jeunes-Turcs. Elles ont porté les papiers, les lettres, et même des revolvers. On ne peut pas toucher une femme, pas même lui parler, dehors, vous savez bien. Très commode pour révolutionnaires… Mais les Jeunes-Turcs sont très ingrats pour nous. Quand, après la Constitution, D… bey est venu faire conférence, dans notre ville, toutes ces dames y sont allées, et moi aussi. Et j’ai aussi fait conférence. Oh ! ce jour-là, chère amie, j’ai mis le pied dans la civilisation.

« Djavid Pacha a su cette chose de la conférence. Il était furieux. Et j’ai dit : « C’est la faute de D… bey. Il m’a poussée à parler. » Et D… bey a dit : « Ce n’est pas vrai. » Il a cessé de s’occuper des femmes et de les défendre, parce qu’il avait peur de n’être pas réélu. Et Djavid Pacha craignait aussi de perdre sa place. Il m’a dit : « Il ne faut plus écrire. » J’ai dit : « Je n’ai plus le bonheur. Je dois me consoler comme je peux. — Je te divorce, si tu continues à écrire… — Tu veux me divorcer parce que tu es l’amant de cette esclave, de cette misérable, de cette prostituée… Eh bien ! elle m’appartient, je la marierai et tu ne la verras plus… — Avant que tu la maries, je vous tuerai toutes deux… Et toi, va-t’en… Par trois fois, je te divorce. »

« C’était fini. J’étais divorcée. La loi obligeait Djavid Pacha à me rendre ma fortune, mais elle lui permettait de garder notre fils, le seul qui reste de tous nos enfans. Mon mari m’a écrit : « Tu es riche et je suis pauvre. Je sais que tu peux réclamer l’argent, mais alors, moi, je n’aurai plus rien. Alors, je te donnerai le tiers de ta dot, parce que j’ai besoin du reste. » J’ai répondu : « Ça m’est égal. Je souffre trop. Je me moque de l’argent. Permets seulement que je voie mon fils… »

« Il a gardé mon argent ; il a gardé mon fils. Me voilà toute seule. J’ai le cœur brisé… Et quelquefois, je sens une haine terrible contre Djavid Pacha et cette esclave. Je pense : « Si je pouvais me venger, leur faire du mal… » Et puis je pense encore : « Ça ne guérirait pas mon cœur. Ça ne me rendrait pas