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Salonique, elle ne croit à rien du tout… Très intelligente, cette dame ! elle ne sait pas lire, mais par la force de la réflexion, elle ne croit plus à rien du tout.

« J’ai étudié philosophie française dans Voltaire, Lamartine, Zola… Qu’avez-vous, chère amie ? Vous riez !… Vous ne trouvez pas que Zola grand philosophe ? Je ne l’aimais pas d’abord, parce qu’il découvre trop la nature… Plus tard, quand j’ai compris progrès, civilisation, j’ai aimé Zola. Oui, grand philosophe, mais ça ne me plaît pas comme il parle de l’amour…

« J’ai étudié aussi la botanique, l’histoire si jolie des fleurs, et toute la vie des bêtes. J’aimais les poésies qui racontent l’amour innocent.

« À treize ans, je me suis mariée, avec un garçon tout jeune que ma grand’mère avait choisi. Il était bête, ce garçon, pas civilisé du tout. Il me disait : « Pourquoi lis-tu ?… Pourquoi apprends-tu tant de choses ?… Moi, ça me fatigue… Seulement, je voudrais savoir ce qu’il y a dans le ciel et comment c’est fait la lune… » Je savais cosmographie. Je lui explique la lune, les montagnes, la neige, et comment ça tourne. Il me répond : « Tu te moques de moi. C’est tout petit, la lune. » Jamais il n’a pu comprendre le télescope. Pas civilisé du tout !

« Alors, je dis : « Nous devons divorcer… » Il veut bien. Pas méchant, ce garçon, un peu bête, mais pas méchant. Et quelques années après, je connais Djavid Pacha. J’étais riche ; lui, pauvre ; j’étais de grande famille, lui, petit employé. Très intelligent, très honnête, et si beau ! Ah ! chère amie, qu’il était beau, Djavid Pacha !

« Nous nous sommes mariés. Pendant trois ans, grande passion… Djavid Pacha à mes genoux… Il avait eu, avant moi, une maîtresse, une fille bohémienne qui possédait de très beaux cheveux. Les miens étaient plus beaux, chère amie ! Cette fille tourmentait mon mari pour le reprendre. Il me dit : « Elle m’ennuie. Je vais me plaindre à la police et on la mettra en prison. » Alors j’ai dit : « Non. Elle t’a aimé, cette fille. Elle a du chagrin. Il ne faut pas lui faire de mal. » Et, à la fin, la bohémienne nous a laissés tranquilles.

« Au bout de trois ans, plus de si grande passion, mais encore grand amour. On m’a dit que Djavid Pacha me trompait avec une chrétienne appelée Lolotte. Je ne savais rien. J’étais heureuse. Et j’accouchais tout le temps. Je suis devenue malade et