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sous le tcharchaf… Ne sait pas lire… Pas civilisée du tout… mais très intelligente… »

Celle qui parle est une femme d’âge indécis, grasse, la face ronde, un peu molle et poudrerizée sous un énorme bouffant de cheveux mi-roux mi-châtains, mi-naturels mi-factices. Les yeux clairs, rieurs et doux, malgré la fatigue des paupières, soulignés d’un trait de khôl. Aux oreilles, de très belles émeraudes ; au cou, un collier de grosses perles ; des bagues somptueuses aux mains courtes, fines et potelées. Cette personne, — Mélek Hanoum, « Madame Ange, » — porte une robe en velours souple, d’un bleu vif, très ornée et doublée de faille épaisse qui froufroute.

Le salon de la villa est badigeonné à la chaux bleue. Mme Ange a laissé les divans traditionnels, couverts de simple toile bise et garnis de longs coussins plats. Un piano droit, une table, deux ou trois sièges dépareillés ; un poêle en fonte commune, dont le tuyau coudé fait un vilain angle noir à travers la pièce claire ; sur le mur, la photographie d’un vieux monsieur turc, très chamarré, très vénérable, le propre père de Mme Ange ; la photographie de Mme Ange, elle-même, à l’âge de onze ans, avec une robe de dame, à jupe traînante, volantée et ruchée, un pouf, un chignon de boucles. Sur un autre mur, isolée, une troisième photographie, représentant un grand, gros, large, énorme personnage, barbu comme Holopherne et scintillant de décorations : Djavid Pacha, vali de S…, époux divorcé de Mme Ange.

La dame de Salonique, en jupe grise et petit caraco, est beaucoup moins distinguée que Mme Ange. À Paris, on la prendrait pour une lingère à la journée, voire pour une femme de ménage. Elle a une petite tête ridée comme une pomme d’hiver, des bandeaux plats, couleur de sel gris, et elle fume éternellement une cigarette. Ses yeux pétillans, pénétrans, suivent réellement la conversation française, que ses oreilles ne comprennent pas. C’est quelqu’un de pas ordinaire, la dame de Salonique ! Si je pouvais causer avec elle ! Mais depuis que j’habite la maison, nos entretiens se bornent à des témenas et à des gestes accompagnés de : « Yok, hanoum effendim, » ou bien : « Ewet, hanoum effendim. » Indulgente, la dame de Salonique admire que je sache si bien le turc ! Et elle ne demande que six mois pour m’enseigner cette langue pleine de mystères.

Mme Ange, après le divorce dont elle n’est pas consolée,