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regarde approcher en souriant. La salle est si grande, et le général est si grand que je me sens tout à coup ridiculement petite. Mais Chevket Pacha me tend la main, et s’incline un peu pour que la conversation soit plus facile. Et ma timidité puérile disparaît soudain. Je regarde cet homme, qui a pris l’initiative périlleuse de sauver son pays à la pointe de l’épée, et qui a risqué, hardiment, l’apothéose ou la potence ; ce Croquemitaine des réactionnaires, qui pend aujourd’hui les gens qui l’auraient pendu, en cas d’insuccès. C’est un Arabe, de haute taille, maigre, un visage tout en creux et en reliefs, où les yeux, fauves et mobiles, s’enfoncent profondément. Ces yeux, — vraiment des yeux d’aigle, — rendent inoubliable la figure de Chevket Pacha : de l’énergie, de l’audace, de la franchise, la dignité naturelle d’un homme de vieille race ; Chevket Pacha, le terrible, a toute ma sympathie Ça n’est pas un militaire de salon, ce n’est pas un discoureur, c’est un vrai soldat, c’est un homme.

— Vous êtes allée à Stamboul pendant les jours d’investissement ? Vous n’avez pas eu peur ?… C’est très bien… Il n’y avait aucun péril pour les étrangers, aucun… Et qu’est-ce que vous avez vu à Stamboul ?

Je raconte mes promenades, ma visite à la mosquée où les hodjas prêchaient les soldats mutins, le 23 avril, et la belle frayeur que m’ont faite les touloumbadjis.

Les officiers, rassemblés autour de nous, semblent s’amuser de cette histoire et de ce colloque.

— Général, je vous dois une sensation tout imprévue et sans doute unique dans ma vie : le réveil au bruit du canon, la fusillade toute voisine. J’ai pressenti ce qu’est la guerre. Et je ne l’aime pas du tout, la guerre.

— Nous autres Turcs, nous aimons la guerre. Nous sommes surtout des soldats. Nous nous battons avec plaisir.

— Vous vous êtes battus pour une belle cause. Mais je suis femme. Je suis émue par les morts et les blessés.

— Pourtant, vous êtes allée voir les pendus ?

— Jamais de la vie.

— Toutes les dames y sont allées.

— Pas toutes, du moins je l’espère… Ah ! vous pendez bien, quand vous vous y mettez ! On a très peur de vous.

— Pas les honnêtes gens… Les autres !… Ah ! il y en aura d’autres, beaucoup d’autres, qui seront pendus. Je suis venu ici