Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/584

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

médecins non plus. Les soldats ont été surpris seulement que d’autres dames n’aient pas fait comme moi.

— Soyez sûre que votre exemple n’a pas été perdu. D’autres femmes vous imiteront. Elles vous auraient imitée, dès maintenant, peut-être, mais tous les parens et tous les maris ne sont pas aussi libéraux que votre mère.

— Il y en a beaucoup, de très libéraux,… mais ils ont peur de l’opinion, de la populace. Ils comprennent pourtant que le relèvement de la femme est indispensable au progrès du pays, et même à la dignité de la famille. Croyez-vous que des enfans reçoivent une belle éducation, dans un foyer où la mère est une inférieure, une esclave ? Sans manquer aux lois de la religion, sans ôter notre voile, — puisqu’on attache tant d’importance à ce voile ! — nous pourrions être plus développées moralement, plus instruites, vivre en intimité plus étroite avec nos maris, être plus utiles à nos enfans. Nous ne demandons que ça. Nous n’avons pas du tout besoin d’aller dans les bals, dans les théâtres… Mais nos ennemis font semblant de confondre nos désirs avec les revendications des mondaines ennuyéees. C’est surtout l’instruction qui manque.

— N’y a-t-il pas ici des doctoresses ?

— Il y en a une, mais elle est chrétienne.

— Et les infirmières ?

— Grecques, Arméniennes… Les femmes turques ne se mettent pas en service dans les maisons où il y a des hommes

— Comment les recrute-t-on, ces infirmières ? Où apprennent elles leur métier ? Y a-t-il des écoles spéciales ?

— Non, malheureusement. On prend ces femmes où l’on peut. Elles sont dévouées, obéissantes, mais elles n’ont pas d’instruction professionnelle. Ce sont plutôt des servantes que des gardes-malades. Elles gagnent trente francs par mois et leur service est rude. Ah ! nous sommes en retard sur vous !

— Pas tant que ça. Nos infirmières des hôpitaux parisiens ne sont pas mieux recrutées, pas mieux préparées et pas mieux payées… Et trente francs par mois à Constantinople représentent des gages plus importans que trente francs par mois à Paris.

Cette révélation cause une joie visible à la jeune Sélika. Je comprends que l’invincible orgueil turc est flatté par la pensée que la Turquie, si elle n’est pas en avance, n’est pas en retard sur l’Europe, et que nos infirmières de Paris ne sont pas toujours