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à peine seize ans. Je ne la vois pas dans une salle d’opérations ; je ne la vois pas au chevet d’un mourant… Première impression, trompeuse et fugitive ! Dès que Mlle Sélika m’a parlé, — dans un français fort convenable, — j’ai senti en elle une intelligence très fine, une rare énergie, l’enthousiasme, la passion, la foi qui créent les héroïnes.

Car c’est une héroïne, d’un genre tout nouveau en Turquie, cette jeune fille qui est sortie du harem pour venir, à l’hôpital, soigner les blessés et les malades.

— Mon père, — dit-elle, — était Osman Pacha, un général mort au Yémen, en combattant les Arabes révoltés. C’est le Sultan qui l’avait envoyé là-bas, pour qu’il meure… Et je suis née au Yémen. Mon père était un honnête homme, un grand patriote. Il a voulu que je sois instruite, et c’est à cause de lui que j’ai appris à détester la tyrannie, à aimer la liberté, la Constitution.

Elle prononce ces mots « Liberté, Constitution, » avec cette ferveur religieuse que j’ai constatée chez les jeunes femmes turques, et je devine en elle l’orgueil de race, la confiance en soi, toujours généreuse et parfois imprudente, et cette ardeur du sacrifice à l’idée, à la cause, qu’on trouve chez les jeunes révolutionnaires russes. Mais il ne faut pas les comparer trop étroitement. Les étudiantes qui fréquentent nos hôpitaux sont des humanitaires chimériques, qui oublient leur origine, leur rang social, leur famille, leur sexe même. Mlle Sélika est très femme, très jeune fille, et elle n’a pas négligé de choisir un voile à dentelle et un ruban d’un joli rose pour ses cheveux. Elle n’est pas mystique, peut-être un peu romanesque, contente de tenir un beau rôle et sensible aux éloges qu’elle reçoit. Elle reprend :

— Quand les soldats de Salonique sont venus nous sauver, j’ai pensé : « Les Européennes, et même les Grecques et Arméniennes, vont aider les médecins. Et pas une Turque n’ira ?… Eh bien ! moi, j’irai… » Ma mère m’a laissée partir. Les médecins ont été très contens que je sois venue et les soldats aussi.

— Les soldats sont des gens du peuple, des paysans illettrés. Ils n’ont pas été choqués de vous voir la figure découverte, parmi les hommes ?

— Non. Ils ont très bien compris pourquoi j’étais venue. Les malades ne sont pas des hommes comme les autres, ni les