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les toits rouges, sur les murs blancs, entre par les hautes fenêtres, le bon soleil microbicide, père de la vie ! Une petite mosquée occupe le centre du jardin, et le minaret modeste révèle seul la destination de cette bâtisse sans caractère qu’on ne distingue pas, tout d’abord, des pavillons.

Nous attendons quelques minutes dans le salon rouge, très européen sauf le toughra, chiffre du Sultan, brodé en fleurettes sur satin noir et formant panneau décoratif. Arrive enfin un bon vieux monsieur, assez mal rasé, assez mal habillé, l’air malade, le teint jaune, plus jaune encore sous le fez rouge vif. Il s’excuse de ne pas parler français, tend la main, salue, sourit, et nous nous asseyons tous les trois pendant qu’on apporte le café. Ce bon vieux monsieur, c’est Ibrahim Pacha, directeur de l’hôpital, qui fut médecin particulier d’Abdul-Hamid pendant dix années.

Je crois que nous allons commencer notre visite, aussitôt les présentations faites, et les politesses échangées. Mais en Orient, la lenteur est une forme obligatoire de la courtoisie et les gens bien éduqués ne sont ou ne paraissent jamais pressés de rien. Toute cérémonie exige, au préalable, d’infinis discours, des complimens réciproques, et même des silences où les interlocuteurs se contemplent en souriant, avec une mine placide qui signifie : « Je n’ai plus rien à dire, mais je ne m’ennuie pas avec vous, et je reste ici parce que votre compagnie me plaît et m’honore. »

La conversation du pacha, — M. Bareille servant d’interprète, — est laborieuse. Ibrahim Pacha célèbre les mérites de la France, et ceux des Jeunes-Turcs, et il laisse deviner qu’il a beaucoup souffert, vraiment, du temps de l’Ogre… Pendant dix ans, il a dû habiter Yldiz, demeurer jour et nuit à la disposition d’un maître maniaque, renoncer presque à la liberté, à l’amitié, à la famille. Il est devenu, à ce régime, presque aussi vieux que son impérial client, malgré la différence d’âge de quinze années, et peut-être beaucoup plus malade. Il bénit la révolution qui lui permettra d’aller se soigner en France, cet été.

Tout ceci, par bribes de phrases, avec la sereine prudence de l’Oriental qui ne livre rien de son intime pensée et décourage la curiosité étrangère. On se dit : « Que de choses a vues cet homme ! Que de secrets il conserve dans sa mémoire ! Si je le connaissais mieux, si j’avais le temps de le faire parler !… »