Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maisons de bois, mêmes boutiques basses, mêmes passans vêtus de culottes bouffantes et de casaques rayées et piquées, mêmes têtes à turbans, mêmes petits industriels bizarres. L’odeur du poisson domine, avec l’odeur de la vase du port et le relent épouvantable de l’unique égout, à ciel ouvert… On voit, sur les étals des poissonneries, des douzaines d’énormes poissons, les lufers couleur de plomb, tout raides, dont la chair insuffisamment salée est fade et coriace. Et il y a aussi beaucoup de vendeurs de laitues et d’autres petits marchands qui portent sur l’épaule une longue perche : aux deux bouts de la perche pendillent des foies, des cœurs, des poumons d’agneaux, des choses flasques et sanguinolentes…

Et qu’ils ont l’air malgracieux, sinon hostiles, ces gens de Kassim-Pacha ! Je n’oserais me promener seule, ici, malgré la proximité de la ville franque. Est-ce les pendaisons du matin et l’indiscrétion des photographes qui ont mis cette population de si mauvaise humeur ? Pourtant, il n’y a pas que des Musulmans, dans ce faubourg : les Grecs et les Arméniens, les Juifs même y sont très nombreux.

Elle est presque déserte, à cette heure, la place sinistre. Derrière la caserne jaune, monte, à pic, la colline des cyprès, vers les maisons modern-style de Péra. À droite, d’humbles petits cafés, avec leurs treilles, leurs tables, leur clientèle de pauvres gens qui fument leur narghilé, ou commentent, à voix très basse, un journal. Au bord de l’eau, des barques, des caïques pointus, pressés comme des babouches, trois vaisseaux rouilles, abandonnés, aux coques rougeâtres. Stamboul, sur l’autre rive, sombre dans une buée violette, sous un ciel fiévreux et sanglant. L’odeur de boue et de détritus est aggravée par la chaleur humide de ce crépuscule, énervant comme un bain trop prolongé.

Dans la cour de la caserne, il y a un mouvement de soldats qui s’alignent, et les clairons sonnent pour la parade du soir. Les trois cris du salut au Sultan retentissent. Et puis, les soldats rentrent dans le bâtiment jaune. La nuit vient. Quelques lanternes s’allument. Et toujours, cette odeur de mort…

Nous abrégeons le chemin du retour en remontant la pente abrupte des cimetières. Sous les grands cyprès que louche encore un rayon oblique, jase, dans la poussière et la pierraille, une petite fontaine entourée de vertes orties et d’herbes hautes. Des