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bébés au regard des inconnus. Elles redoutent le mauvais œil…

Nous avons descendu la colline et traversé la prairie. Les femmes, sur la pente, parmi les pierres, ressemblent davantage encore à des corbeaux posés, à des pies qui ne sautent pas et ne jacassent pas… Nous revoici dans la ville, dans le quartier du Konak, et nous longeons un bâtiment maussade, qui a des soupiraux grillés à ras de terre.

C’est la prison. Un chant tremblote et bourdonne dans l’espèce de cave qui prend jour par ces soupiraux. Nous nous penchons pour voir… Les sentinelles du poste nous laissent faire. Le cavass impose la déférence due à des Européennes, femme et belle-sœur de consul. Nous distinguons, dans la pénombre, des hommes étendus ou assis sur leurs talons, un autre, debout, qui chante, en tapant à contretemps sur une casserole, et quatre gaillards qui dansent, enlaçant, entre-croisant, levant les bras, frappant du talon… Eux aussi, célèbrent la fête, l’avènement de Mahomet V… Des passans, rendus curieux par notre curiosité, s’arrêtent pour voir, nous entourent… Alors, les soldats du poste tombent dessus, à coups de crosse… Et les bons passans, un peu houspillés et sans rancune, s’écartent docilement.

Marguerite déclare que « c’est très vilain… car enfin, ces gens sont Turcs, comme les soldats… » Elle veut s’en aller « puisqu’on fait des injustices… » Et nous repartons, parmi les promeneurs, qui sont très nombreux, très pressés, dans cette rue… C’est l’heure où l’on commence à illuminer, pour le dernier soir des fêtes. Les boutiques ont toutes des lanternes, des lampions ou de simples chandelles, et des guirlandes multicolores en papier découpé. L’intérieur est éclairé vivement par des lampes à pétrole, munies de réflecteurs en fer-blanc, et quelquefois par des fourneaux. Ça sent l’huile bouillante, le poisson frit, le gigot brûlé. Dans les restaurans ( ?) où des cliens accroupis mangent les beureks, — sortes de beignets au fromage, — et les dolmas, — boulettes de hachis froid roulées dans des feuilles de vigne, — il y a aussi des gens qu’on rase et qui lèvent des mentons barbouillés…

Que de monde, dehors, ce soir !,.. Derviches, paysans grecs, paysans turcs, artisans, soldats, jusqu’à des pachas dans leur voiture, jusqu’à des officiers à cheval, jusqu’à de très vieux bonshommes qui ont des turbans jaunes et des robes de chambre en soie rayée comme le Malade Imaginaire. Et des musiques ! … lanternas, flûtes de roseau, darboukas… Et des chansons