Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/565

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

révolution et de la répression, les maisons aveugles, les jardins plus touffus et plus verts, les places où roulaient pêle-mêle les flots pressés des soldats, des volontaires, des prisonniers. Aujourd’hui, l’atmosphère d’attente tragique, de mystérieuse terreur s’est dissipée. Encore des soldats, partout des soldats, mais ils sont réunis pour une parade grandiose. L’appareil de la guerre n’est plus menaçant. Nul ne songe, — ou ne paraît songer, — aux fusillés de l’avant-veille, aux pendus de la veille et du lendemain. Devant Sainte-Sophie, nous nous heurtons au reflux de la marée populaire. Il faut ralentir, arrêter. Des corps calent les roues de l’auto ; les arbres plient sous le poids des curieux cramponnés aux branches et, jusque sur les toitures plates, des familles sont installées. Un double cordon de soldats isole un espace libre. Le chauffeur veut avancer : « Yassak !… » Mais M. Belon agite une carte qui porte un indéchiffrable grimoire et prononce le nom magique : « Chevket Pacha. » Les policiers hésitent, troublés par ce nom et par la vue du coupe-file. Pourtant, ils ne se décident pas à nous livrer passage. Alors, la trompe mugit, le moteur ronfle, les roues s’ébranlent, et la populace, et la police et l’armée même, cèdent à l’irrésistible poussée de la machine diabolique, dont la force est l’ultima ratio. Nous voilà dans cette même rue où j’ai passé, seule, le jour de l’avènement. Entre les maisons surchargées de spectateurs, entre les haies des fantassins bruns et bleus, sur la chaussée libre, l’auto fuit, à toute vitesse, parmi les exclamations des curieux amusés. Les innombrables dames noires, perchées sur les marches des fontaines, sur les terrasses des jardins, derrière les grilles des petits cimetières, dans les balcons aux stores de bois mi-levés, nous saluent gaîment de la main. Et les soldats, stupéfaits de cette irruption, au mépris de la consigne, supposent que nous sommes quelque chose de très grand au pays des giaours, et nous saluent aussi, en conscience.

La place Bayazid, l’énorme mosquée aux dômes pâles, ceinte de pigeons tournoyans, les platanes d’un vert tendre, la porte mauresque et les doux pavillons du Séraskiérat… Ici même, quinze jours plus tôt, j’ai vu passer les imprimeurs suspects, menottes aux poignets, et le vieux hodja à barbe fleurie, qu’on soutenait par les coudes. Même heure, même cadre, même lumière tombant en pluie de flamme blanche, même houle humaine. L’auto s’est arrêtée dans l’axe de la porte principale,