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étant toutes distribuées, je m’étais proposé de partir aujourd’hui, dès six heures du matin, en bateau, puis à pied, jusqu’à Eyoub, et de m’y installer, avec des touristes inconnus, dans une maison louée par Moïse. La viande froide et les œufs durs m’étaient destinés. C’est à mes confrères français que je dois le changement de programme qui m’amène, en automobile, place Karakeuy. Ni le pont ouvert, ni le déjeuner problématique ne m’inquiètent. J’ai confiance. Si les Français, en général, sont ingénieux, que dire des journalistes français ! Débrouillards par métier, ils trouveraient, en plein désert, des victuailles, des logis, des véhicules et des personnages importans à interviewer !

Et voilà que, sur un signe de M. Paul Belon, du Journal, qui est notre doyen et capitaine, l’auto s’engage sur le quai. Il y a là un beau paquebot, tout frais arrivé de Marseille. Pourquoi n’y monterions-nous pas ? Nous y montons. Il y a, dans ce bateau, une cuisine, des cuisiniers. Pourquoi n’y déjeunerions-nous pas ? En quelques minutes, la table est prête. Mais le canon tonne. Nous grimpons sur la passerelle. À gauche, au débouché du Bosphore, en face de Scutari, une mouche blanche et dorée glisse sur le bleu obscur de l’eau, précédée et suivie de caïques. Et toutes les sirènes, tous les sifflets des navires, poussent des clameurs discordantes, déchirantes, qui couvrent les voix humaines et les battemens de mains. Dans le vacarme formidable, la jolie mouche, battant pavillon impérial, approche, plus distincte, file devant nous, passe dans la coupure du pont. On a entrevu les fez rouges, les uniformes chamarrés.

Maintenant, il est inutile de nous presser. Avant que Mahomet V soit à la mosquée d’Eyoub où l’attendent le Cheik-ul-Islam, les généraux, les ministres et le grand Tchélébi de Koniah, avant que le cortège interminable ait traversé Stamboul, de la Porte d’Andrinople à la Pointe du Sérail, il s’écoulera plus de deux heures. Le représentant de la maison d’automobiles, moins ému par le passage du Sultan que par l’omelette aux champignons, se rassérène un peu et reconnaît la toute-puissance de la Presse !

Quand nous repartons, la chaleur s’est accrue, et la foule n’a pas diminué. Le pont libre retentit sous la machine comme s’il allait se rompre, et, à une vitesse modérée, nous traversons la place Emin-Eunu et la ruelle près de la mosquée Validé. Voici le Vieux-Sérail, Sainte-Sophie. Je retrouve les décors de la