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sous le dur soleil d’onze heures, dans cette voiture que déjà la foule assiège comme un objet de curiosité.

Le représentant de la maison française qui a mis l’automobile à notre disposition, donne des signes de folie. Ce gros garçon bourru, arrivé le matin même avec sa femme étonnée et résignée, incarne le type du Parisien des faubourgs, qui peut voir les merveilles du monde sans cesser un instant de regretter Vaugirard et le petit café du coin où l’on joue à la manille. Ah ! celui-là se moque bien des minarets et des coupoles, et des Jeunes-Turcs et des Vieux-Turcs !… Il est incapable de regarder autre chose que la route, bonne ou mauvaise pour l’auto, et toute sa conversation consiste à énumérer les endroits où l’on mange bien et les endroits où l’on mange mal.

Vainement, nous lui expliquons que la Turquie n’est pas la France et qu’une automobile, à Stamboul, est encore aussi extraordinaire et passionnante que serait un aéroplane sur la place de l’Opéra. Il ne peut supporter la familiarité des gens qui éprouvent, d’un doigt timide, la résistance des pneus. Toutes les minutes, depuis que nous stationnons, il se dresse, blême de colère, et avec un accent gras de gavroche, il interpelle, canne levée, les voyous grecs, les portefaix, et même les honnêtes musulmans en robe rayée ou en redingote :

— Va donc, hé ! saloperie (sic) !

Nos compagnons, — deux journalistes français et un jeune avocat de la Banque ottomane, — lui conseillent plus de modération :

— Taisez-vous ! Baissez votre canne !… Ces gens ne font aucun mal… Ils admirent votre machine… Demain, tout Constantinople en parlera… Publicité excellente… Rasseyez-vous !

Il se rassied, pleurant presque, et le cours de ses pensées changeant peu à peu, il s’écrie :

— Puisqu’il est coupé, le pont, on va poireauter des heures, ici… Et la matinée se tire… Où déjeune-t-on ?

Déjeuner ?… Grave problème… Il y a bien, dans le coffre de l’auto, un panier qui contient des œufs et de la viande froide, — maigre pitance pour des touristes qui avaient projeté un fin repas à la turque dans un restaurant de Stamboul. Pour moi, je ne perds rien au change. J’avais demandé une carte d’invitation officielle, afin de pénétrer dans les tribunes réservées au corps diplomatique près de la Porte d’Andrinople ; mais les cartes