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Le duc n’en dut pas moins se mettre en route sur l’heure ; l’impatience de la Reine ne supportait aucun délai, et les messages se succédaient pour hâter le départ. « M. de Maurepas a été réveillé ce matin par un commis de M. de La Vrillière, gémit la comtesse de Maurepas. Rien ne m’a plus étonnée que l’empressement de la Reine à savoir M. d’Aiguillon parti ! Il faut qu’on lui ait fait auprès d’elle quelque nouvelle méchanceté[1]. » Le triomphe, l’allégresse puérile de Marie-Antoinette éclatent dans ce billet écrit par elle au comte de Rosenberg : « Ce départ est tout à fait mon ouvrage. Ce vilain homme entretenait toute sorte d’espionnage et de mauvais propos. Il avait cherché à me braver plus d’une fois dans l’affaire de M. de Guines… Il est vrai que je n’ai pas voulu de lettre de cachet, mais il n’y a rien de perdu, car, au lieu de rester en Touraine, comme il le voulait, on l’a prié de continuer sa route jusqu’à Aiguillon, qui est en Gascogne. »

La sensation produite, à la Cour et dans le public, par cette exécution sommaire était à coup sûr chose prévue, peut-être désirée, par ceux qui l’avaient provoquée. Ce qu’ils n’attendaient pas sans doute, c’est la réprobation que suscita partout, chez ceux-là mêmes qui déploraient l’attitude du duc d’Aiguillon, un châtiment si arbitraire, pour des torts si peu établis. « Qu’avait fait de plus M. d’Aiguillon, se demandait-on, que lorsque le Roi était monté sur

  1. Lettre de Mme de Maurepas à la duchesse d’Aiguillon.. — Les archives du marquis de Chabrillan renferment une série de lettres de la comtesse de Maurepas à la duchesse d’Aiguillon pendant cet exil. En voici quelques fragmens : « Juin 1775. — Vous m’avez laissée, ma chère nièce, dans la plus grande douleur de votre cruelle situation. Je ne négligerai rien pour la faire adoucir… Que je suis fâchée de n’être plus jeune ! J’irais vous trouver, dans quelque lieu que vous soyez. Nous serons toujours occupés de saisir le moment qui pourra vous être utile. Dans ce moment, je crois qu’il ne faut rien dire. » — « Juillet 1775. — M. de Maurepas m’a chargée de vous mander que M. d’Aiguillon n’a pas besoin de permission pour aller aux eaux de Barèges. Il n’a pas eu lettre de cachet, il n’est à Aiguillon que par un discours verbal, et son rappel sera de même… A l’égard des motifs qui l’ont éloigné, comme il n’y en a point, il est difficile de les dire. Lorsque nous avons été envoyés à Bourges, je suis encore à savoir pourquoi. On a dit que c’était pour des chansons, dont nous n’avions jamais entendu parler. Il en est de même des discours qu’on vous prête. » Le séjour à Aiguillon ne fut pas de longue durée. L’année suivante, en juin 1776, la fille du duc, Mme de Chabrillan, récemment relevée de couches, vint rejoindre son père ; à peine rendue, elle fut prise d’une fièvre maligne, qui l’emporta en quelques jours. La Reine, sur cette nouvelle, alla dans la chambre du Roi, où elle trouva Maurepas, et pria ce dernier de dire à M. d’Aiguillon qu’il lui était permis de quitter « le tombeau de sa fille, » et de se rendre où il voudrait, sous la seule condition de ne point paraître à la Cour : « Vous savez par mon expérience qu’on peut vivre sans cela, écrit à ce propos Mme de Maurepas à sa nièce. M. de Maurepas a été cinq ans sans pouvoir aller à Paris ; il s’en est fort bien porté. »