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de lui faire comprendre qu’on ne devait jamais s’attendre à aucun repos, tant qu’on laisserait un tel homme au milieu de Paris. » Il dévoile, quelques lignes plus loin, l’arrière-pensée qui dicte ces conseils : « L’intérêt de la Reine aurait suffi pour me faire attaquer M. d’Aiguillon, mais d’autres considérations m’y portaient encore : c’était lui qui était l’auteur de la chute de M. de Choiseul ; il convenait, à mon sentiment, de l’en punir. Je ne pouvais me flatter d’aucun espoir de retour pour M. de Choiseul, tant que M. d’Aiguillon serait à portée de pouvoir quelque chose, et, en l’éloignant, je croyais rendre un grand service à mes amis. » Ces excitations du baron et de quelques autres amis de Marie-Antoinette répondaient trop bien aux désirs de la Reine pour ne pas atteindre leur but. Elle décida de jouer son va-tout, de n’accorder au Roi nul moment de répit qu’elle n’eût satisfait sa vengeance.

Les hostilités éclatèrent à la revue de la Maison du Roi, passée au Trou d’Enfer le dernier jour de mai. D’Aiguillon, capitaine des chevau-légers, s’étant, pour la saluer, approché de la Reine, celle-ci, d’un geste brusque, leva le store de son carrosse, laissant le duc très mortifié de cet affront public. Le Roi, gêné, ne souffla mot. Cette petite scène, très remarquée, préparait les esprits à la catastrophe imminente. Le moment du Sacre approchait, et d’Aiguillon, si fausse que fût sa situation à la Cour, ne pouvait manquer d’y paraître. Le départ des souverains pour Reims devait avoir lieu le 8 juin ; trois jours avant, le 5, la Reine faisait appeler Maurepas et l’apostrophait en ces termes[1] : « Monsieur, je ne vous vois point avec peine avoir la confiance du Roi. Je connais votre probité, la droiture de vos intentions et votre désintéressement. Mais je ne puis vous déguiser que vous me trouverez contraire à tout projet de voir votre neveu dans ce pays-ci (la Cour). J’ai lieu d’être mécontente de lui depuis longtemps. Vous l’avez soutenu, et nous avons combattu l’un contre l’autre. Vous avez tenu des propos sur tout cela ; j’en ai tenu, de mon côté, qui ne vous auraient pas contenté. Laissons votre neveu loin d’ici, et oublions de part et d’autre nos propos mutuels. » Le Mentor, pris de court, gêné par cette attaque directe, ne répliqua sur le moment que par des protestations vagues ; mais la Reine ne le tint pas quitte ; le

  1. Journal de l’abbé de Véri, passim.