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modération : « S’il s’établit, observe-t-il[1], qu’il peut survenir des cas où un ambassadeur du Roi sera autorisé à rendre ses dépêches publiques, quel est le ministre de n’importe quelle cour qui osera se permettre désormais de traiter confidentiellement avec aucun ministre du Roi ? La familiarité de la conversation, la chaleur des discours, emportent quelquefois l’homme le plus réservé au-delà des bornes. On se livre d’autant plus facilement qu’on est moins en défiance… Mais s’exposer à être traduit au tribunal du public, c’est un inconvénient redoutable pour tout être raisonnable, qui s’estime assez pour ne pas vouloir être la fable de l’univers… Si le Roi, dit-il encore, par une grâce spéciale, accordait à M. de Guines la publication qu’il sollicite, la justice de Sa Majesté n’admettant point d’exception, Elle ne pourrait refuser à la partie adverse (c’est-à-dire au duc d’Aiguillon) de fouiller à son tour dans les mêmes dépêches… Cette condescendance peut devenir abusive[2]. »

Vainement le Roi se rendit-il d’abord à cette sage argumentation, vainement le conseil des ministres. — Guines ayant passé outre et publié dans un mémoire les dépêches en question, — déclara-t-il cette publication « abusive, » ordonnant même la suppression et la destruction de la pièce, vainement enfin Maurepas, pour mieux marquer sa désapprobation, fit-il, à dater de ce jour, « fermer sa porte au comte de Guines[3]. » Rien ne tint contre l’intervention passionnée de Marie-Antoinette, à laquelle, dit Mercy, « on avait eu l’adresse perfide de faire voir dans la protection qu’elle accorderait au comte de Guines un moyen de vengeance contre le duc d’Aiguillon, » en même temps qu’une bonne occasion d’essayer « son crédit et son ascendant sur le Roi. » Elle embrassa le parti de l’ambassadeur avec tant de vivacité, obséda tellement son époux, par larmes, prières ou caresses, que, de guerre lasse, il finit par capituler, révoqua l’arrêt du conseil et permit la publication et la diffusion du mémoire. L’ennui et le remords secret qu’il éprouve de cette

  1. Archives nationales, K. 164.
  2. Vergennes établissait, en outre, que la demande, inadmissible en droit, était injustifiée en fait, car les dépêches du duc d’Aiguillon démontraient qu’en cette affaire il s’était conduit « avec beaucoup de circonspection et toujours en conséquence des ordres du Roi, » et que, « s’il y avait lieu de lui reprocher de la partialité, ce serait plutôt en faveur de M. de Guines. »
  3. Lettre de la comtesse de Maurepas a la duchesse d’Aiguillon. — Archives du marquis de Chabrillan.