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ambassadeur à Londres, par le duc de Choiseul, dont il était l’intime ami. Ses qualités d’esprit et de bonne grâce, sa courtoisie de grand seigneur, lui valurent, dans les premiers temps, les sympathies de la société britannique, mais des imprudences de conduite lui attirèrent bientôt de graves désagrémens. Ce fut d’abord sa liaison affichée avec lady Craven, une mère de sept enfans, qu’il voulut engager à quitter son mari ; celui-ci riposta par une « demande en dommages et intérêts, » et l’on put craindre un procès d’adultère, fertile en divulgations scandaleuses. Cette affaire à peine étouffée, en éclatait une autre, bien plus retentissante encore. Le comte de Guines avait pour secrétaire un sieur Tort de la Sonde, à son service depuis plusieurs années, homme hardi et entreprenant, « âme damnée » de son maître. On découvrit un beau matin que ledit secrétaire se servait de sa position et de sa connaissance des secrets de la politique pour jouer, comme dit Hardy, « au fameux jeu de la hausse et de la baisse, nom que l’on donne à Londres aux profits à faire proportionnellement à la valeur des papiers royaux. » Il ajoutait, dit-on, à ces spéculations la pratique de la contrebande. Malgré tous les atouts qu’il avait dans son jeu, les résultats furent déplorables. Une plainte fut déposée par les banquiers et négocians auxquels il devait de grosses sommes, et un mandat fut lancé contre lui. L’ambassadeur, sur ces nouvelles, expédia à Paris ce compromettant subalterne, avec promesse, dit-on, « qu’il arrangerait l’affaire en son absence. » Mais Tort était à peine en France, que Guines le faisait arrêter et mettre à la Bastille, où il fut retenu huit mois.

On ne trouva d’ailleurs aucune preuve contre lui ; il sortit de cachot en décembre 1772 ; exaspéré contre son ancien chef, qu’il accabla bientôt de dénonciations : « Aujourd’hui libre, lit-on dans un factum rédigé en son nom, son premier devoir est de faire connaître aux cours de France et d’Angleterre, et à tout le public instruit, les horreurs que M. le comte de Guines a débitées sur son compte, dans la vue de se mettre à couvert des torts qu’il a à se reprocher lui-même et dont il doit craindre avec raison les suites… » Ce préambule était suivi d’une série d’articulations, d’où résultait que Tort n’aurait été que le prête-nom et l’agent de l’ambassadeur, que ce dernier, « pour réparer les brèches énormes faites à sa fortune, » avait imaginé de jouer sous un nom supposé, sauf à ne pas payer si les choses