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Certes, le cavass albanais Hussein déteste depuis longtemps le cuisinier grec Dimitro. Le cavass est musulman ; il porte des armes nobles. Le cuisinier est orthodoxe et n’a pour épée qu’une lardoire. Les moustaches d’Hussein, — les plus longues d’Andrinople, — impressionnaient les cœurs féminins ; mais les vingt-cinq ans de Dimitro, ses beaux yeux bleus, sa taille fine, sa voix de ténor ont trouvé peu de cruelles… Haine de religion, conflit de races, histoires de femmes… C’est la guerre à l’office, sous les yeux du jardinier bulgare qui est trop vieux pour penser aux femmes, et qui déteste également le Grec schismatique et l’Albanais mahométan.

Tout à l’heure, Hussein a brandi des poulets vivans sur la tôle de Dimitro et il a proféré d’épouvantables insultes contre le père, l’aïeul et le trisaïeul du cuisinier. Au cuisinier même, il a promis une mort prochaine… Et le beau Dimitro, ayant subi sur le crâne le choc des poulets qu’il destinait à la casserole, est monté, vert et sanglotant, avec Marika, son interprète…

« il dit qu’Hussein le tuera, au coin de la petite mosquée… Il dit que si Hussein ne le tue pas, tous les Albanais d’Andrinople le poursuivront, parce qu’ils sont tous parens entre eux et que ça fait la vendetta… Il dit qu’il veut partir ce soir pour Constantinople, qu’il doit se conserver pour sa famille… »

Le drogman du consulat, excellent homme, accoutumé à ces sortes de scènes, tente de rassurer le cuisinier larmoyant… La maîtresse de la maison, qui a invité douze personnes pour demain soir, est désolée…

— Quel pays !… C’est tout le temps comme ça ! Les Albanais, les Grecs, les Turcs, les Bulgares, se mangent entre eux… Faire vivre ensemble trois domestiques et deux cavass qui n’ont rien de commun, ni la race, ni la religion, ni les coutumes, c’est un problème…

— Exactement le problème qui se pose pour le gouvernement jeune-turc… Ces tragi-comédies domestiques représentent en petit le drame compliqué qui se joue dans le vaste Empire ottoman…

Le drogman, nouveau Salomon, est descendu à la cuisine. il a confronté les adversaires et il a obtenu, non pas la réconciliation, mais un armistice… Hussein, qui aime Monsieur le Consul et plus encore le Consulat, a été fortement ému à l’idée que l’honneur et la gloire de la maison souffriraient d’un dîner