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plupart des pédans, hobereaux, ou plats « poétastres, » qui s’étaient jusqu’alors disputé ses faveurs.

Cependant il ne paraît pas que l’auteur de Kalathiskos ait, tout d’abord, pleinement apprécié la valeur de cette conquête ; ou plutôt, je pencherais à croire que d’abord, durant un long espace de près de cinq ans, elle a été plus effrayée que ravie du torrent embrasé d’amour que répandait à ses pieds le jeune « démon. » Car cette « muse » romantique avait un secret dont elle-même, peut-être, ne se doutait pas, mais qui aujourd’hui se découvre clairement à nous dans le recueil de ses lettres : semblable à la grande majorité des femmespoètes (d’autrefois, naturellement), c’était une personne d’un esprit infiniment positif et rassis, redoutant fort, dans son privé, les excès de passion qu’elle s’ingéniait à célébrer dans ses vers, et, malgré sa riche expérience de la vie amoureuse, à jamais incapable de concevoir l’amour sous la forme exaltée, frémissante, tout ensemble « romantique » et « vénitienne, » que rêvait le fiévreux génie de Clément Brentano. Les lettres qu’elle écrivait à celui-ci, telles que vient de nous les révéler M. Heinz Amelung, nous font voir avec les lettres du jeune homme un contraste qui serait le plus comique du monde si nous n’avions, sans cesse, présente à la pensée la conscience du drame fatalement caché sous cette comédie : nulle autre part, en tout cas, je ne me souviens d’avoir trouvé une plus étrange juxtaposition d’honnête prose bourgeoise et de la poésie la plus « échevelée. »

Et ainsi nous sentons que, depuis leur première rencontre, en 1798, jusqu’au commencement de 1803, les relations de ce couple disparate n’ont été qu’une suite perpétuelle de « scènes, » de « ruptures, » et de « racommodemens, » où toujours Sophie Méreau l’a pris de très haut avec son fol amoureux : contente de ses retours à elle, parce que sa verve et ses flatteries la divertissaient, mais à peine moins satisfaite, avec une agréable impression de soulagement, lorsqu’une nouvelle incartade de Brentano l’avait pourvue d’un prétexte à lui signifier, de nouveau, son congé. Manège qui, d’ailleurs, ne pouvait manquer d’entretenir et d’accroître, chez le jeune poète, un mélange d’ambition conquérante et de curiosité le mieux fait pour revêtir, à ses yeux, l’apparence d’un violent amour ; et, en effet, c’est afin de se consoler des rigueurs de Sophie, ou encore afin de se donner, artificiellement, une fugitive illusion de la posséder, que, pendant ces cinq ans, l’auteur de la Chronique d’un Écolier errant s’est épris tour à tour d’une demi-douzaine de jolies jeunes femmes,