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paraît assez grande. Le bruit court cependant que les stocks de projectiles seraient insuffisans. Les crédits demandés pour les confections ayant été rognés, ou employés autrement, on aurait puisé dans ces stocks, soi-disant intangibles, pour les besoins courans. Est-ce ainsi que cela s’est passé à l’époque de Fachoda, où, l’eussions-nous voulu, que nous n’aurions pu faire la guerre, faute de cartouches et d’obus ? Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien ; et dans ce pays de presse affranchie, d’opinion toute-puissante, — dit-on, — il y a ainsi des mystères que nul ne veut, ou n’ose, ou ne peut éclaircir.

De Lagoubran je vais à la Seyne en suivant la corniche de Brégaillon, très joli coin de villas et de beaux arbres, d’où l’on a sur la rade une vue d’enfilade fort séduisante. Quant à la Seyne même, rien de plus banal et de plus insignifiant : c’est le vrai type d’une petite ville qui ne subsiste que grâce à un établissement industriel. Allons donc tout de suite aux chantiers.

Ce qui me frappe d’abord, et très vivement, c’est l’ordre, la propreté, — une propreté relative, évidemment ; celle qui résulte de l’ordre, — et le silence, enfin. Comment, le silence ?... Oui, je dis bien, le silence. Oh ! le rivetage et le perçage, et les grands coups de maillet, certes on entend tout cela et même les oreilles en saignent ; mais du moins pas un cri, pas d’appels ou de chants à tue-tête, pas cet agaçant brouhaha de centaines d’oisifs qui vont, qui viennent, qui causent, rient et discutent à bord du d’Orvilliers. Et comme, après tout, la race est la même des ouvriers qui travaillent ici et de ceux qui devraient travailler là-bas, c’est donc qu’il y a ici une discipline, une règle obéie, des chefs écoutés. Mais alors, sur laquelle de ces deux rives est le chantier de l’Etat, le chantier militaire ?

Non seulement on travaille à bord de notre cuirassé, mais on y travaille partout à la fois : les couvre-joints du bordé supérieur ne sont pas encore posés et déjà les logemens, les rembardes, les épontilles et tôleries des passerelles sont en mains. Bien mieux, dans les casemates de 164,7, je vois les monte-charges à peu près achevés, alors qu’on les entreprend à peine chez nous. Mais aussi toutes les études de détail ont été faites sans délai et simultanément. Un ingénieur du chantier, qui m’accompagne, ajoute que la section technique envoie, de Paris, des plans plus poussés aux constructeurs de l’industrie qu’à ceux de l’État. C’est bien possible, mais pourquoi ?...