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très légitime ; seulement, il y a la manière, vous comprenez… Et puis il faut travailler…

Tous les fronts se rembrunissent. Travailler ! Ces « galonards » n’ont que ça à la bouche. Avec ça qu’ils travaillent, eux !… Tant y a que, d’un seul mot, j’ai perdu le peu de confiance que je m’étais acquis. Le vieux petit homme courbe le dos et ne dit plus rien.

Je remonte sur le pont et j’y trouve justement M. Vaissière, l’adjoint technique. Il n’a pas d’illusions, lui, sur la question du travail des ouvriers du port, et s’il s’exprime sur ce sujet délicat avec une prudente réserve, son petit sourire narquois en dit long. La journée de huit heures ? C’est tout simplement une journée où l’on abat moins de besogne que dans celle de neuf heures et demie, et justement dans la proportion de 8 à 9,5. — Mais on avait juré que le rendement serait le même ; que les ouvriers, satisfaits de leur facile victoire, tiendraient à honneur de travailler davantage. On avait même fait une expérience « concluante » à l’atelier de la petite chaudronnerie ?… — Vaissière hausse doucement les épaules :

— Si encore, murmure-t-il entre ses dents, si encore ils travaillaient huit heures !… Tenez, monsieur, s’ils travaillaient seulement six bonnes heures, — car il y a toujours une heure de perdue aux entrées, aux sorties, aux reprises de travail, et une autre bien compromise par les petits temps de repos nécessaires, les incidens de toute sorte — oui, six heures, six heures pleines, ce serait bien beau !…

— Et le travail à la tâche, Vaissière ?

— On ne l’a jamais sérieusement appliqué ici. Ce n’est pas facile à régler, à cause de la grande variété des travaux et des « à-coups » qui résultent des circonstances extérieures…

— Sans doute ; un arsenal d’État ne fonctionne pas absolument comme une usine et un chantier privés. Et puis, la Marine, c’est le domaine de l’imprévu. Pourtant, si on l’avait bien voulu…

— Je ne dis pas non. Peut-être serions-nous arrivés peu à peu à un bon résultat ; mais le Syndicat, monsieur !… Le Syndicat ne veut pas entendre parler de ce travail à la tâche, parce que la majorité des ouvriers ne pourrait ni ne voudrait[1]

  1. Beaucoup d’ouvriers de l’arsenal travaillent chez eux ou en ville après être sortis du port et arrondissent ainsi sensiblement les salaires de l’État. Il y a même eu déjà sur ce point de très sérieuses réclamations des ouvriers et employés civils. Mais quoi ! Les nôtres ne sont-ils pas civils, eux aussi. Le ministre a reconnu qu’il ne pouvait leur interdire d’employer à leur convenance les loisirs qu’il leur fait. Seulement, on comprend bien que ces travailleurs mixtes réservent une bonne partie de leurs forces pour le travail du soir.