Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/415

Cette page a été validée par deux contributeurs.

souveraine, se contredit sensiblement. Mais Rousseau a pu croire qu’il ne se contredisait pas. Remarquez qu’il a pu faire une distinction entre la société et la Nation. Il a pu penser ceci : ce qui a dépravé l’humanité, c’est la société, c’est-à-dire cette prétendue élite, dépositaire des sciences, des lettres, des arts, des inventions, des découvertes, des expédiens sociaux, de la propriété, de la richesse accumulée, etc. ; mais dans les profondeurs de la nation, dans la masse, je retrouve, impur sans doute et adultéré, mais proche encore de l’état primitif, l’homme de la nature, l’homme de l’âge d’or.

Aussi bien, les beaux esprits de 1793, disciples de Jean-Jacques, ne pouvaient parler à un paysan sans l’appeler : « homme de la nature. » Et c’est à cet homme, dirait Rousseau, que je confie la souveraineté, comme au plus digne ou au moins indigne ; et c’est précisément pour cela que j’élimine de la nation souveraine tout ce qui, dans la nation, est constitué aristocratiquement, tout ce qui se ligue, tout ce qui s’associe, tout ce qui s’entend, car ce sont ces sociétés qui, à elles toutes, constituent la société, et qui sont les dépositaires traditionnels de tous les vices sociaux : la nation est sociale ; la société est anti-sociale. Il est possible qu’il y ait eu de cela dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau ; et voilà, poussé aussi loin que je le puis conduire, mon essai de conciliation.

La modestie me fait dire qu’il me convainc moins que ceux que d’autres ont tentés, et la sincérité me force à avouer qu’il ne me convainc pas davantage.

Mais cette introduction au beau livre de M. Henri Rodet a assez duré, et c’est le livre lui-même qu’il faut lire. C’est un livre bienveillant et sage ; c’est un livre d’exposition claire et pourtant savante et de discussion absolument loyale. Jean-Jacques Rousseau aurait sans doute vu en M. Rodet un ennemi ; malgré la manie que l’on sait, il n’aurait pas pu voir en lui un persécuteur. Ni en moi non plus, j’aime à croire.


Émile Faguet.